La Curée
7.4
La Curée

livre de Émile Zola (1871)


Mais ce qui, de tous les détours des allées, frappait les regards, c’était le grand Hibiscus de la Chine, dont l’immense nappe de verdure et de fleurs couvrait tout le flanc de l’hôtel, auquel la terre était scellée. Les larges fleurs pourpres de cette mauve gigantesque, sans cesse renaissantes, ne vivent que quelques heures.
On eût dit des bouches sensuelles de femmes qui s’ouvraient, les lèvres rouges molles et humides, de quelque Messaline géante, que des baisers meurtrissaient, et qui toujours renaissaient avec leur sourire avide et saignant.



Dans la moiteur de cette serre aux fleurs exotiques et monstrueuses, comment ne pas évoquer Baudelaire, célébrant, dans son Désir de peindre
« le rire d’une grande bouche, rouge et blanche, et délicieuse, qui fait rêver au miracle d’une superbe fleur éclose dans un terrain volcanique » ?


Image de la femme fatale en cette fin de XIXème siècle, thème que reprendront en chœur D’Aurevilly, Maupassant, Huysmans ou encore Mallarmé : créature fascinante et dangereuse qui attise le désir mais porte en elle LE MAL, réveillant la peur ancestrale de l’homme confronté à son pouvoir.


Renée était de ces femmes fleurs qui attirent le regard : un corps voluptueux aux formes parfaites qui contrastait avec sa figure de gamin impertinent à la lippe boudeuse, portant crânement, sur ses « étranges cheveux fauve pâle » un mince chapeau, fleuri, en ce premier jour de promenade au Bois, de roses du Bengale.


Elle était déjà loin la jeune bourgeoise Renée Béraud du Châtel, fille d'un austère magistrat, compromise et enceinte, qu’Aristide Rougon, avait épousée en secondes noces, la sauvant du déshonneur et s’assurant en contrepartie une somme plus que conséquente, faisant office de dot : un mariage qu’avait «maquignonné » avec art sa chère sœur, Madame Sidonie.


Marchande de dentelles à ses heures sous le nom de Madame Touche, l’entremetteuse à la triste figure , la femme sans âge qui semblait porter sur son éternelle robe noire toute la poussière du monde, la courtière qu’on voyait filer dans les rues, trottinant, son vieux panier rafistolé au bras et que ne rebutait aucune affaire de justice, s’était aussi dévouée sans compter pour hâter la fin d’Angèle, sa « pauvre » belle sœur atteinte de phtisie.


« Il est bien laid », avait pensé Renée en voyant le petit homme courtaud, mais ce n’était qu’un mari après tout, l’un de ces paravents qui servent en société, assurant à la femme sa part de respectabilité dans une société bourgeoise où tout n’est qu’apparence, futilité et motif à calculs.


L’agent voyer, lui, promu commissaire, avait fait son chemin : ulcéré tout d’abord par un emploi subalterne qui ne servait pas ses ambitions, il n’avait pas tardé à comprendre que son frère aîné, Eugène, en lui obtenant ce poste stratégique à la mairie, lui offrait sur un plateau, gloire et fortune.


Arrivé à Paris en 1852, peu après le coup d’état, deux ans plus tard il était déjà lancé et en 1860 il nageait dans l’opulence : feu Rougon, Saccard était né, la Curée allait commencer.


La ville en pleine mutation, le Paris des grands travaux d’Haussmann, jeté en pâture aux spéculateurs de tout poil, qui, expropriant, qui, indemnisant, engrangeaient des bénéfices énormes sur le dos des municipalités et de l’état.


Selon l’heureuse expression d’Eugène Rougon, devenu ministre, « Paris se mettait à table et rêvait gaudriole au dessert…L’Empire allait faire de Paris le mauvais lieu de l’Europe ».


Roman de l’excès, de tous les excès, la Curée est, selon les mots de Zola « la note de l’or et de la chair, la peinture vraie de la débâcle d’une société » où les vices fleurissent et croissent chez des êtres marqués par l’hérédité et l’éducation qu’ils ont reçue, mais surtout par ce monde du paraître où ils évoluent.


Et l’écrivain, de développer, en parallèle à la spéculation financière, une intrigue amoureuse dont Renée est la grande prêtresse, avant d’en devenir la victime, évoquant à travers la jeune femme, la condition féminine de l’époque : faire-valoir, la femme, mondaine ou demi-mondaine, est d’abord un objet décoratif que l’homme exhibe comme un trophée, lui permettant d’étaler au grand jour sa réussite.


Lors du premier dîner où elle apparaît, Renée, quasi nue, fait sensation :



Décolletée jusqu’à la pointe des seins, les bras découverts avec de touffes de violettes sur les épaules, la jeune femme semblait sortir toute nue de sa gaine de tulle et de satin, pareille à une de ces nymphes dont le buste se dégage des chênes sacrés ; et sa gorge blanche, son corps souple, était déjà si heureux de sa demi liberté, que le regard s’attendait toujours à voir peu à peu le corsage et les jupes glisser, comme le vêtement d’une baigneuse, folle de sa chair.



Pervertie très tôt, la jeune femme, mûrie prématurément, a gardé des promiscuités du couvent cet attrait pour l’interdit, un appétit de jouissance dont la satisfaction même la laisse inassouvie : destin marqué par la quête du Père, lequel, dans « sa maison morte, mêlé aux grands corps blêmes des tapisseries, spectre parmi les spectres » est toujours là sans y être.


Père absent, époux mû par le seul appât du gain, la couvrant de bijoux et d’étoffes précieuses, multipliant les largesses, pour faire illusion et la dépouiller tout à son aise, que reste-t-il à Renée, au vu de tous ses désirs exaucés, sinon repousser, toujours plus loin, les limites de l’interdit ?


« Oh ! Je m’ennuie, je m’ennuie à mourir »


Confie-t-elle à Maxime, son jeune beau-fils, élevé dans les chiffons et les jupes des femmes, dont elle a fait, d’abord sa poupée blonde, puis son compagnon de jeux et son confident.


«Je veux autre chose »


Un cri du cœur, lancé dans l’ombre de la calèche, qui annonce le glissement progressif et irrémédiable vers l’inceste, avec «cet hermaphrodite étrange venu à son heure dans une société qui pourrissait.»


Et c’est dans la serre, symbole de cette perversion qui les brûle, qu’ils goûtent plus ardemment encore leur « faute », Renée jouissant alors, comme un homme, de «cette fille manquée» passive et soumise, proie qui s’abandonne et se donne, la faisant frissonner d’un plaisir inconnu.
« Les sens faussés, ils se sentent emportés dans les noces puissantes de la terre. »


Une galerie de personnages d’une richesse absolument incroyable, d’êtres plus véreux et pervertis les uns que les autres, portrait d’un Paris en pleine décadence où la bonne société, hommes et femmes confondus, se livre à tous les vices.


Satire magistrale où Zola, féroce et grinçant, n’épargne personne, signant des pages d’une puissance et d’une exubérance folles : Tenues étourdissantes de Renée ou rêve de richesse de Saccard, encore Aristide Rougon, qui, des fenêtres du restaurant de la Butte, mime, de sa main tendue, devant sa première épouse, ébahie, le dépeçage de Paris et le flot d’or qui se déversera sur la ville éventrée «soûlée et assommée».


Véritable Vulcain de la plume, Zola, tel un démiurge, brasse, tord, ploie et travaille sa phrase à façon, conférant à son style une précision et une force inimitables qui laissent pantois.

Aurea

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