Comme annoncé dans le précédent volume, la masse de textes du Lancelot en prose se disloque au gré des différents manuscrits qui nous l’ont transmis. Le tome 2 apportait déjà une version « courte » de la suite des aventures de Lancelot. Dans ce tome 3, nous avons affaire à une reprise amplifiée d’un épisode déjà brièvement narré dans le tome 2 : La Fausse Guenièvre.
Pour faire court, il s’agit d’une imposture : une princesse d’un royaume voisin de celui du Roi Arthur prétend qu’elle est la véritable Guenièvre, et que celle qui trône actuellement auprès du roi Arthur n’est qu’une usurpatrice (sœur de Guenièvre), parvenue à ses fins par le biais d’une substitution de personnes le soir même du mariage royal entre Arthur et Guenièvre. Arthur, trompé par ce baratin, chasse la Guenièvre légitime du pouvoir, tombe amoureux de l’usurpatrice quémandeuse, jusqu’à ce que Lancelot intervienne... Il faut bien comprendre que, si Arthur conserve la vraie Guenièvre, il faut qu’il restitue la Table Ronde à son beau-père, qui la lui a donnée en cadeau de mariage...
Mais il suffit d’ouvrir le livre pour se rendre compte qu’un autre drame prend au moins autant de place dans le récit : Galehaut, compagnon de Lancelot, apprend qu’il va mourir dans les trois ans parce que Lancelot va l’abandonner.
Comme déjà vu dans les tomes 1 et 2, Galehaut pose problème : au départ, il apparaît comme un conquérant cynique et massacreur, à deux doigts de soumettre le Roi Arthur et son royaume. Jusque-là, rien que de banal. Mais le problème majeur de ce curieux personnage, c’est son coup de foudre brutal pour Lancelot, qui le conduit à renoncer sur-le-champ au royaume d’Arthur, et à vivre exclusivement par Lancelot, et à travers lui. Bien entendu, en notre siècle super homosexuel, on serait tenté d’y voir un couple de guerriers, comme il n’en manque pas dans la littérature ancienne. D’autant qu’il arrive aux deux compères de dormir dans le même lit (Tome 2).
La difficulté, c’est que le Lancelot en prose a été écrit à une époque très chrétienne où il eût été fort mal vu de faire l’apologie de l’homosexualité, et qu’il ne faut pas se précipiter comme ça sur l’interprétation sexologique propre à notre époque. D’autant que le fait de coucher dans le même lit, à l’époque, était commun, sans qu’il y ait sexualité particulière là-derrière. Alors ?
Il semble bien que Galehaut voie en Lancelot un modèle absolu de guerrier à la fois valeureux et sage (un « prudhomme », idéal constant du « Lancelot en prose ») : il se projette sur lui, ce qui a, dans ce tome 3, les plus heureux effets sur sa personnalité, qui étaient peu perceptibles dans le Tome 2. Il se révèle en effet capable de se détacher totalement et sincèrement des richesses, du pouvoir, et des biens matériels de ce monde (idéal à la fois stoïcien et chrétien), et, en plus, il propose à Lancelot son propre royaume, et d’y accueillir la Guenièvre chassée du pouvoir. Enfin, Galehaut propose à Lancelot rien moins que de l’aider à récupérer son royaume légitime de Bénoïc, toujours aux mains de Claudas, le vilain méchant du Tome 1, toujours pas puni à ce stade du roman. Voilà de la vraie générosité !
L’amplification de l’épisode relatif à Galehaut (par rapport au Tome 2) passe par le développement des passages relatifs à sa ruine : page 73, ses projets tendaient à faire de l’une de ses forteresses un symbole de sa domination sur le monde entier.
Galehaut est menacé de perdre son âme s’il ne change pas de comportement d’ici la date de sa mort, fort proche. L’on assiste chez ce personnage à une véritable conversion chrétienne (« Que sert à l’homme de gagner l’univers, s’il vient à perdre son âme ? »), qui se manifeste par son détachement vis-à-vis des ambitions temporelles et par sa générosité matérielle envers Lancelot. De surcroît, Galehaut se fait le défenseur du bon droit de la reine Guenièvre, avec générosité et désintéressement.
Le droit féodal s’impose même au roi Arthur : il voudrait bien éviter que Lancelot ne s’engage dans un combat judiciaire, à un contre trois, pour défendre Guenièvre, mais la manière dont Lancelot a lancé son défi l’oblige à l’accepter.
L’écriture de cet épisode n’est certes pas de la même main que celle des deux tomes précédents. Les tomes 1 et 2 bénéficiaient d’une écriture alerte, équilibrant agréablement les parties narratives et les parties dialoguées, donnant la priorité au plaisir du récit et des péripéties. Ici, les échanges verbaux prennent davantage de place, sur un ton élégant, construit et parfois précieux qui trahit l’influence de la rhétorique médiévale. On éprouvait la même impression d’envahissement par la parlote dans « Le Roman d’Ysengrin ». La longueur de l’épisode où Galehaut convoque dix sages du royaume d’Arthur, pour leur demander d’interpréter ses rêves inquiétants, montre bien que l’auteur se complaît dans l’étalage de belles paroles et de sentiments nuancés. Parallèlement, la narration met en valeur la force des sentiments dans personnages. Même Lancelot et Galehaut se pâment comme des pucelles dès qu’ils éprouvent du chagrin.
La féérie et le fantastique ne sont pas absents de cet épisode : les rêves prémonitoires de Galehaut sur son infortune et sa propre mort sont d’un symbolisme assez plat, mais leur élégance héraldique renforce leur pouvoir de séduction ; l’effondrement spontané de ses châteaux (mieux encore : de la moitié de chacun de ses châteaux !) a évidemment un caractère surnaturel, et vaut avertissement sans frais d’avoir à changer de conduite. On retrouve l’impression que donne l’arcane du Tarot « La Maison-Dieu ». Quant à la cérémonie par laquelle Maître Hélie répond aux angoisses de Galehaut (pages 157 à 163), elle relève de la magie pure, avec consultation de grimoire et événements surnaturels.
La morale chrétienne apparaît de manière plus précise que dans les tomes 1 et 2, où elle se limitait à demander au chevalier d’être vertueux et de défendre l’Eglise. En particulier, les héros de l’histoire ne sont pas parfaits : l’amour illégitime que Lancelot voue à Guenièvre l’empêche d’être celui qui découvrira le Graal (dans la « Queste du Saint Graal », c’est Galaad, fils de Lancelot, qui y parviendra parce qu’il est pur et vierge – mais il faut savoir que, dans certains manuscrits, c’est Lancelot lui-même qui, à sa naissance, est nommé Galaad...). De même, si Guenièvre a des problèmes pour garder son titre de reine, c’est bien fait : elle n’avait qu’à ne pas cocufier Arthur avec Lancelot (aveu page 297), non mais sans blague ! On voit que la réécriture moraliste de ce simple épisode serre les boulons, au niveau culpabilisation sexuelle (voir page 297 en quels termes Guenièvre refuse de coucher désormais avec Lancelot). « Celui qui agit bien aux yeux du monde agit mal au regard de Dieu » (page 297) : formule contestable, car enfin si elle s’applique bien aux coucheries de Guenièvre, Dieu et le monde sont parfaitement d’accord entre eux pour punir les coupables de l’imposture. Pas commode, hein, la théologie de bazar ?
Du fait de cette moralisation chrétienne de l’intrigue, l’intervention héroïque de Lancelot en combat judiciaire (seul contre trois chevaliers) pour défendre la juste cause de la reine revêt une portée très limitée : la reine n’est pas exécutée, mais les méchants continuent à prospérer jusqu’à ce que Dieu en personne s’en mêle, ce qui est fort étranger à la version antérieure de « La Fausse Guenièvre ». Le merveilleux chrétien surgit alors, procurant au lecteur le frisson de la justice immanente, et ridiculisant un peu plus au passage la figure du roi Arthur.
Le temps arthurien apparaît comme une parenthèse merveilleuse dans une longue durée qui la transcende ; le règne d’Arthur est présenté comme « le temps des aventures », entendons : les quêtes des différents chevaliers de la table Ronde ; et ce temps prend fin lorsque le Graal sera découvert. Ce temps, fermé sur lui-même comme dans une bulle, a pour fonction d’isoler le mythe arthurien dans son rôle mythologique, qui parle à l’inconscient. Merlin est présent par l’intermédiaire de ses différentes prophéties, rapportées par Maître Hélie. Et Uter-Pendragon bénéficie d’un flash-back, pages 181-183.
Le christianisme triomphant réduit l'emprise des vertus chevaleresques pour valoriser la rédemption exemplaire de Galehaut, et mettre en valeur l'imminence de la punition qui pèse sur les traîtres et les débauchés. En ceci commence déjà l'âge classique du christianisme, qui domine désormais le monde de la parole et de l'écrit dans une civilisation amenée à s'attacher de plus en plus à l'écrit au détriment de la lecture orale des oeuvres.