Istanbul, reine des cités
Lire Ian McDonald n'est décidément pas une sinécure. Après m'être frotté au "fleuve des dieux" il y a quelques mois, et ce fut jouissif malgré l'effort requis, ce nouveau voyage exotique avec ce diable d'anglais fut lui aussi difficile mais fort plaisant.
Car McDonald ne nous facilite pas les choses. Son récit fourmille cette fois encore de termes couleur locale (après l'Inde, la Turquie !) : les noms des personnages ne sont pas Jack, Mary ou Travis, mais Necdet, Ayse ou autre Adnan (je renonce à retenir les noms de famille), on ne se ballade pas dans Madison Avenue mais dans Necatibey Cadessi, et on ne dit pas maison de thé mais çayhane. Ça dépayse et demande un effort conséquent, c'est sûr (quoi que moins important que dans "le fleuve des dieux") ; mais il faut avouer que cela donne énormément de crédibilité, de réalisme au récit. McDonald fait confiance à son lecteur malgré ce qu'il exige de lui, et on a envie de lui prouver qu'il a bien raison de nous honorer ainsi.
Le choix d'Istanbul comme décor pour son roman est intelligent. Cité millénaire, porte de l'Europe, carrefour entre l'orient et l'occident, elle fut bien souvent actrice majeur dans l'écriture de l'Histoire européenne du temps des Constantinople et Bizance. Imaginer qu'elle puisse à nouveau tenir un tel rôle à l'heure où la Turquie intègrerait l'UE est plutôt bien vu.
On pourrait être tenté de voir dans "la maison des derviches" un simple remake du "fleuve des dieux". J'ai plutôt envie de voir en McDonald un écrivain à "périodes". Après un détour sur les traces poético-futuristes de Bradbury ("Desolation road"), après une incursion dans les légendes irlandaises ("roi du matin reine du jour"), il étudie un futur probable ultratechnologique dans sa trilogie postcyberpunk des cités non-occidentales ("le fleuve des dieux", "Brasyl" - qu'il faut que je lise d'urgence - et "la maison des derviches").
Le résultat est une oeuvre puissante, aux facettes complémentaires, sans doute incontournable, de ce début de XXIe. La critique ne s'y est pas trompée d'ailleurs : fait rare pour un même auteur, les 3 romans ont obtenu le prestigieux Prix British Science Fiction (2004, 2007 et 2010), la principale distinction britannique en science-fiction, dont sont aussi lauréats Priest, Banks, Robinson, Simmons et Mieville, pour ne citer que ceux-là.
Que nous réserve McDonald pour la suite ? J'avoue que je ne serais pas surpris qu'il emprunte une autre voie, poursuivant son exploration de différents univers de l'imaginaire. L'avenir nous le dira, mais cela vaudra sans doute le détour : McDonald est incontestablement un auteur de talent.