L’espionnage fascine, et a toujours fasciné. C’est peut-être la nature de l’homme, intrinsèquement curieuse, à tendance voyeuse, que d’éprouver un besoin aussi viscéral – que répréhensible – de savoir ce qui se passe chez le voisin. L’art de l’espionnage est aussi vieux que celui de la guerre. Jules César, il y a deux mille ans, employait déjà des méthodes de cryptage pour protéger le contenu de ses correspondances militaires. Et il n’était probablement pas le premier !
Aujourd’hui, l’espionnage est devenu très aseptisé. Les nouvelles technologies, que ce soit la précision incroyable de l’imagerie satellite, ou l’espionnage de masse via les téléphones et ordinateurs, ont largement supplanté le renseignement humain, à la fois beaucoup plus périlleux pour les agents sur le terrain et bien moins rentable financièrement. Si ces techniques se sont considérablement développées pendant la Guerre Froide, cette période constitue également l’âge d’or de l’espionnage classique, celui des boîtes aux lettres mortes, des agents doubles – voire triples –, des opérations clandestines… et c’est sans doute pour cela qu’il s’agit du décor privilégié des romans et films d’espionnage des XXe et XXIe siècles.
« The Company » est un roman de Robert Littell centré sur l’agence de renseignement la plus célèbre du monde, la CIA (Central Intelligence Agency) américaine. Sur six chapitres chronologiques, espacés entre 1950 et 1991, l’auteur revient sur des épisodes marquants de la Guerre Froide au travers des yeux de trois personnages principaux et d’un ensemble de seconds rôles récurrents. L’ouvrage est caractérisé par sa manière d’entremêler un rapport quasiment documentaire sur le déroulement d’évènements réels et un récit plus romancé qui permet à ses personnages d’évoluer et de développer une intrigue de fiction.
Le souci clinique du détail de l’auteur se marie bien avec un style agréable à lire qui retranscrit une atmosphère différente pour chaque grande partie. La première, entièrement située à Berlin est, se déroule dans une ambiance mélancolique aux accents presque romanesques : la guerre est à peine finie qu’en démarre une nouvelle, qui ne dit pas son nom. Le chapitre consacré à l’insurrection de Budapest de 1956 possède un climat suffocant : la résignation des révoltés hongrois face à l’abandon des puissances occidentales, la détresse et l’impuissance de l’agent américain devant le massacre inéluctable qui se prépare et dont il ne peut qu’être témoin sont extrêmement poignantes.
Chaque partie permet également à Littell de partager le quotidien d’un espion ou d’expliquer les ficelles du métier du renseignement. Berlin est ainsi dédiée à la complexe, délicate, et parfois dangereusement intime, relation qui existe entre une taupe et son agent traitant. La séquence sur Cuba illustre les liens ténus qui existent entre l’espionnage et l’illégalité, et la manière dont la politique d’un pays peut – et doit – exercer un contrôle sur ses agences, parfois au net détriment de leur efficacité. La défection de Kukushkin et la traque de la taupe SASHA illustre de manière vertigineuse à quel point le jeu du contre-espionnage et de la désinformation peut être complexe : livrer un petit nombre de vraies informations afin de prouver sa crédibilité avant de lancer l’ennemi sur une fausse piste lorsque le sujet est important, voire mettre en danger un secret pour finalement mieux le protéger sont autant de techniques employées par les services de renseignement.
Cela constitue le grand intérêt du roman : le monde de l’espionnage y est décrit avec force détails, et le portrait qui est en fait est à la fois passionnant et réaliste. La partie dédiée à l’insurrection de Budapest, quant à elle, est probablement la mieux écrite et la plus prenante. Baigné dans cette atmosphère de fin du monde, on se prend d’empathie pour les insurgés et leur terrible sort, tout en suivant le dénouement tendu de cette situation dramatique.
Au passif du roman, on pourra reprocher des personnages globalement assez peu variés ; il y a finalement une variété assez faible entre les trois caractères des "héros" que l’on suit, et ils ne sont de toute façon pas assez approfondis pour permettre de les différencier véritablement. Enfin, la dernière partie, qui traite de la tentative de coup d’état contre Gorbatchev et l’ascension au pouvoir consécutive de Boris Eltsine, est tristement inférieure aux standards du reste du livre. La conclusion de l’intrigue développée dans les premières parties est très décevante, de même que le destin des quelques personnages "de l’autre camp", qui semble faire preuve d’une facilité désagréable. Le réalisme et le sérieux qui avaient caractérisé l’ensemble du roman sont également un peu absents.
Plongée passionnante dans l’univers de l’espionnage à son meilleur, c’est-à-dire pendant la Guerre Froide, « The Company » est un ouvrage sérieux et solide, qui propose une rétrospective de quelques épisodes parmi les plus marquants de la guerre, doublée d’une intrigue qui trouve malheureusement une fin embarrassante. Dans la droite lignée d’un Clancy ou d’un Le Carré, loin des niaiseries d’un Fleming, Littell livre un roman extraordinairement prenant, dans lequel on se plonge avec plaisir. Bonne nouvelle, le pavé est assez long, et il y a matière à déguster !