Shlomo Sand est un des quelques essayistes contemporains qui laissent à penser qu’il peut exister certaines formes intelligentes de progressisme. Dans son dernier livre, l’historien israélien s’intéresse à l’évolution sur les deux derniers siècles d’une figure typiquement française, celle de l’intellectuel, s’interrogeant notamment sur son rapport au pouvoir politique. A la suite d’une introduction mettant en procès le jacobinisme culturel d’une France désespérément parisianocentrée et après avoir fait un bref retour sur l’affaire Dreyfus, il rappelle quelques grandes oppositions entre penseurs du passé (Comte contre Tocqueville, Benda contre Nizan, Sartre contre Aron), et regrette que l’intellectuel soit le grand absent de la théorie marxiste (malgré quelques tentatives de théorisation du côté de Kautsky, Lafargue ou Gramsci), « la “fraction pensante” du mouvement ouvrier n’ayant pas obtenu de devenir un objet de critique sociologique de la part des fondateurs du matérialisme historique ». Il consacre ensuite un chapitre aux rapports complexes des intellectuels français et des « non-conformistes des années 30 » avec le fascisme et le nazisme, relevant entre autres que des écrivains comme Valois ou Drieu n’hésitaient pas à se placer dans l’héritage de la Révolution française.
Sand remet alors en question le lieu commun de la « fin des idéologies », pointant notamment le travail de François Furet et de la Fondation Saint-Simon, « compagnons de route du capitalisme », et déplorant la rupture entre la recherche universitaire et la société réelle : « La langue de l’université s’apparente à une espèce de nouveau latin, surtout destiné à promouvoir ses utilisateurs, à entretenir un savoir permettant de se distinguer et à préserver des positions de pouvoir stratégiques. ». Il met enfin en accusation les nouveaux intellectuels « conservateurs », de Houellebecq à Finkielkraut jusqu’à Philippe Val et BHL, qui « est un Malraux universaliste en France mais un Barrès très nationaliste en Israël. »
Sand a bien sûr ses limites – sa manière un peu démagogique d’invoquer le souvenir de la Résistance, sa confiance aveugle dans l’analyse bourdieusienne, ses références à des auteurs aussi peu sérieux que Lindenberg, sa condamnation sommaire et très idéologique d’Eric Zemmour – mais il sait aussi viser juste lorsqu’il s’en prend à l’esprit Charlie (qu’il compare au Rhinocéros de Ionesco) ou dénonce la manipulation du concept de « civilisation judéo-chrétienne » par des intellectuels appuyant leur islamophobie sur une adhésion décomplexée au projet sioniste, à la suite de leurs prédécesseurs ayant frayé sans honte avec les totalitarismes du siècle passé.