Féérie maîtrisée et conquête de l'amour
Si le cycle du Graal comprend de très nombreux écrits (le tout étant déjà de savoir à quelle date on arrête de répertorier les oeuvres qui s’y rapportent), sa composante majeure et « classique » regroupe cinq titres, dont l’ensemble est connu sous l’appellation de « Lancelot-Graal » : « L’Histoire du Saint Graal », « Le Merlin en prose », le « Lancelot propre » ou « Lancelot en prose », « La Queste du Saint Graal », « La Mort le Roi Artu ».
Au milieu de cette constellation flotte l’énorme masse du « Lancelot propre », intitulé dans l’édition du Livre de Poche « Lancelot du Lac ». Michel Zink, directeur de la série « Lettres Gothiques », au Livre de Poche, a tenté de rassembler la plus grande partie de ce roman en plusieurs volumes, avec le concours de différents traducteurs. Il est revenu à François Mosès de traduire le début du roman, qui est donc publié dans ce tome 1 de « Lancelot du Lac », en édition bilingue.
Cette première partie conte l’enfance de Lancelot. Fils du roi Ban de Bénoïc (« aux confins de la Gaule et de la Petite-Bretagne », en Anjou), il passe son enfance dans un abri enchanté, élevé par une fée. En effet, son père (et son oncle, seigneur de Gaunes) ont été illégitimement dépossédés de leurs terres par le seigneur félon Claudas, roi de la Terre-Déserte, dans le Berry.
Le roi Arthur (royaume de Logres) est impliqué, car il est le seigneur lige du roi Ban, et il aurait dû venir à son aide lorsqu’il était attaqué par Claudas. Mais il était occupé lui-même par de nombreux combats contre des vassaux rétifs.
Son père étant mort de chagrin d’avoir été trahi par Claudas, le bébé Lancelot est enlevé par la Fée du Lac, qui l’élève à l’abri d’une merveilleuse illusion qui, aux yeux de tous, apparaît comme un lac (mais n’en est pas un en réalité). Lancelot n’a pas de rôle actif dans le récit pendant la première moitié du roman : c’est l’époque de son enfance et de son éducation, et l’essentiel du récit porte alors sur les méfaits de Claudas.
Claudas est donc le méchant de l’affaire, aussi costaud et résistant au combat que traître et déloyal. Le roman, écrit d’une plume fort alerte, détaille les combats pour le plus grand plaisir du public aristocratique. Mais surtout, il en développe les valeurs morales, à travers la description de comportements jugés soit vertueux, soit répréhensibles, et les justifications verbales que les différents personnages donnent de leur conduite.
Ainsi, le lecteur ne peut tout à fait haïr Galehaut, le méchant qui veut s’emparer du royaume d’Arthur à la fin de ce volume. Bien que félon, ce personnage admire tant Lancelot qu’il l’invite chez lui en plein combats, lui donne son propre cheval et l’aide à combattre contre ses propres troupes (pages 825-851).
On sera peut-être surpris de la dualité de sentiments qui existe entre ennemis : tantôt ils se combattent à mort et s’infligent de graves blessures, tantôt, en raison même de la valeur guerrière dont ils ont fait preuve, ils se déclarent entre eux une haute estime, et affirment vouloir se mettre au service les uns des autres. Le mot-clé, essentiel dans cette société, est la « prouesse », qualité centrale du « prudhomme ». Bien loin de se limiter à l’accomplissement d’exploits physiques méritoires, le « prudhomme », idéal de cette société chevaleresque, fait preuve d’une très grande sagesse, d’une modération de tous les instants ; il accomplit scrupuleusement ses devoirs dans le moindre détail, quoi qu’il puisse lui en coûter ; il est « large », c’est-à-dire généreux en argent, en terres, en dons à ses vassaux (ce qui permet de les entretenir et de garantir leur fidélité). Le chevalier Pharien est un cas extrême de cette fidélité aux règles féodales : prudhomme irréprochable, il défend au péril de sa vie le roi Claudas, qui est un traître et un félon consommé, simplement parce qu’il s’estimerait déshonoré si Claudas mourait : c’est son suzerain !
En fait, le roman est une sorte de répertoire des cas de conscience qui pouvaient se poser aux chevaliers dans une perspective idéale de la morale féodale, et les « prudhommes » ont pour fonction d’y apporter la meilleure réponse possible, parfois un peu sophistiquée, il est vrai ; ainsi, quand l’affreux Claudas tient enfin entre ses mains son ennemi mortel, on s’attend à ce qu’il lui fasse subir incontinent les pires supplices. Mais point du tout : il suffit d’une explication de morale féodale pour que la proie de Claudas retrouve instantanément sa liberté de mouvement.
La « chevalerie » est carrément présentée comme une idée platonicienne, qui s’incarne plus ou moins dans les individus, selon leurs qualités personnelles. Un passage remarquable (pages 397-413) constitue un véritable traité de chevalerie chrétienne, exposé par la Dame du Lac à Lancelot : c’est l’Eglise que le chevalier doit avant tout défendre. La liste de ses armes, offensives et défensives, y est donnée, avec leur signification sociale et religieuse.
Les dialogues et les discours sont nombreux, tous élégants de forme, et certains, qui prétendent traduire les sentiments violents de tel ou tel personnage, sont en réalité de belles compositions rhétoriques telles qu’on les appréciait particulièrement à l’époque (XIIIe siècle). L’attention portée aux équipements guerriers est le reflet des goûts du public, mais peut sous-entendre le respect ou la transgression de certaines normes d’apparence qui faisaient partie des codes chevaleresques.
La société est dominée par les valeurs chrétiennes ; la morale n’est nullement laïque : accomplir son devoir de chevalier, de suzerain, de vassal, constitue non seulement une obligation sociale, mais aussi une condition indispensable pour aller au Paradis après la mort. Le duel judiciaire est considéré comme infaillible : en cas d’accusation, la victoire lors d’un duel désigne celui que Dieu a innocenté. Et Lancelot descend du Roi David par sa mère (page 313) ; visiblement, il a des cousins éloignés bien placés... Joseph d’Arimathie, connu pour avoir aidé le Christ à porter sa croix, est carrément transformé en chevalier de grande prouesse, ancêtre des conquérants de la Grande-Bretagne (page 493). On appréciera, pages 761 à 769, l’interprétation très chrétienne des énigmes posées au roi Arthur, ainsi que (pages 749-761) le véritable manuel de conduite du roi idéal, tel que vu par un « prudhomme ».
On appréciera (page 55) la manière dont est traité le mythe de la déesse Diane romaine : c’était une reine de Sicile qui aimait la chasse, et le bon peuple la prenait pour une déesse. Surprenante interprétation évhémériste dans un texte de grande tenue chrétienne !
La féérie et la magie, bien que présentes dans le roman, sont traitées avec discrétion. Outre la fée du Lac, on notera les objets magiques qui permettent aux cousins de Lancelot de s’arracher à la captivité où Claudas les tenait. Là aussi, cette opération est menée à bien grâce à la création d’une illusion magique. Lancelot trouve sous son oreiller, chaque matin, un chapeau fait de roses, même hors saison (page 309). La Dame du Lac lui donne en cadeau d’adieu une bague qui lui permettra de déceler les enchantements (page 431). Les trois écus à une, deux et trois bandes vermeilles, qui multiplient la force de Lancelot dans les combats (page 513 et suivantes). Même la seule « prudhomie » peut suffire à un personnage pour être en mesure de proférer des prédictions.
Plus impressionnante encore est la visite de Lancelot au Cimetière Merveilleux, où il lit son nom dans la tombe qui lui est réservée (page 529). Cette excursion hors de la linéarité du temps signale bien entendu un passage dans l’Inconscient, et, comme il se doit, en compagnie d’un esprit-guide-Anima sous l’apparence d’une jeune fille.
Belle prière d’agonie du roi Ban (page 73). Pages 91 et suivantes, résumé de la vie de Merlin, fils d’un diable, et soutien du roi Uterpendragon ; Merlin tombe amoureux de la fée Ninienne (Viviane), qui l’enferme pour l’éternité dans une grotte grâce à ses enchantements. Pages 139 à 145, description physique minutieuse de Lancelot enfant, façon « Blason du corps ». L’un des matériaux, récurrents dans les romans de chevalerie, et qui apparaît ici, est l’entreprise « périlleuse », imposée, comme par jeu, à des conditions apparemment absurdes, au héros : ainsi, ce chevalier blessé qui ne veut qu’on lui retire le fer de la plaie qu’à des conditions extravagantes (pages 419, 445).
Le château de la Douloureuse Garde (pages 501 et suivantes) ressemble à un jeu vidéo : si Lancelot n’abat pas un contingent de dix chevaliers avant le coucher du soleil, le compteur est remis à zéro le lendemain. Ces règles irréalistes, voire loufoques, nous montrent la dimension onirique et ludique de ces récits de combats. De même, on a pages 663-667 une belle séquence d’affrontements magiques dans un souterrain.
Lancelot est qualifié de « valet » jusqu’à ce qu’il ait été fait chevalier. . Pour l’anecdote, c’est pages 437 à 439 que l’on trouvera le tout premier coup de foudre entre la reine Guenièvre et Lancelot, coup de foudre qui aura une si grande importance dans sa destinée. Quand il commence à faire ses armes, Lancelot s’en va délivrer deux ou trois jeunes filles prisonnières de chevaliers hargneux, qui se présentent, comme ça, dans les forêts qu’il traverse. Si ces jeunes filles sont des versions démultipliées de l’anima (et trouvent donc ainsi leur signification), on reste charmé par l’irrationalité de ces pucelles qui semblent n’avoir rien d’autre à faire que du camping dans un beau pavillon, dans une clairière perdue, sous la surveillance plus ou moins susceptible de chevaliers (qui, visiblement, n’ont rien d’autre à faire eux non plus...pages 465-467). Ces fillettes qui se baladent en quantité dans les forêts arthuriennes sur le passage du beau héros, rien que pour lui donner l’occasion de bastonner un peu, sont une convention, bien sûr, mais leur étrangeté captive toujours. Il y en a plein les romans de chevalerie de toute époque. Comme elles n’ont pas de nom, sauf exception, on tend à les confondre quelque peu.
Deux particularités, un peu surprenantes : l’obstination de Lancelot à ne pas dire son nom (convention respectée par l’auteur), obstination globalement peu expliquée ; et l’étrange relation qui se noue entre Galehaut (le « méchant ») et Lancelot à la fin du volume. On voudrait bien croire que ce n’est pas une relation homosexuelle, mais enfin seul un coup de foudre peut expliquer la décision de Galehaut de renoncer à attaquer le royaume d’Arthur ; et nos deux « compagnons » couchent dans le même lit. Aussi ambigu qu’Achille et Patrocle...
Dans ce tome 1, les aventures de Gauvain (plus ou moins à la recherche de Lancelot, qui se dissimule) prennent autant de place que celles de Lancelot. Lancelot et Gauvain clôturent le premier cycle de leurs quêtes autour de la page 691, et le roman est relancé par l’histoire de rêves bien étranges que fait le roi Arthur, et dont l’élucidation semble bien problématique, puisqu’elle est formulée en termes symboliques certes fort beaux, mais hermétiques.
Le soin apporté par l’auteur à décrire le raffinement des habits, la beauté des équipements (pages 423-425) a certes pour but de faire rêver (un peu comme dans les séries télé qui ne mettent en scène que des milliardaires dans un cadre somptueux), mais possède aussi une portée symbolique : textures, formes, couleurs sont hautement signifiants en tant que tels.