Depuis qu’il sort avec Eliot, Philip a le sentiment que tout est enfin en place dans sa vie. Lui qui a longtemps eu du mal à entretenir des relations avec des garçons, à cause de son anxiété et sa peur de l’abandon, gagne enfin en confiance au contact de ce jeune homme bien plus libre que lui, qui a grandi élevé par un couple d’hommes intellectuels. Enfin apaisé, Philip se sent prêt à annoncer son homosexualité à ses parents. Il ne doute pas que leur réaction sera positive - il sont eux aussi des new-yorkais lettrés et ouverts d’esprit, qui travaillent dans le milieu universitaire et dans l’édition. Mais ce que Philip ignore, c’est que son père Owen traîne depuis des dizaines d’années son propre secret dans les cinémas porno où il rencontre des hommes de passage, et que son coming-out va faire tomber tous les masques.
Le scénario du Langage perdu des grues est peut-être un peu mélodramatique, et le traitement que lui donne David Leavitt, qui fait la part belle à de longues scènes aux dialogues travaillés, l’est parfois également : c’est presque trop sentimental pour moi. Sur la longueur pourtant il parvient à développer un beau et ample roman qui mêle le portrait d’une certaine intelligentsia gay à l’aube des années Sida à un récit familial dense, qui évoque les Corrections de Franzen par sa façon de scruter la cellule familiale qui régurgite et remâche ses propres secrets et ses propres névroses, mais aussi le Paul Auster de la Trilogie new-yorkaise par sa manière d’aborder la relation de ses personnages au langage et à la vérité.
Plus aucun livre de David Leavitt n’est disponible à la vente en France : toutes les traductions, même celles qui ont eu droit à une version poche, sont épuisées depuis des années. Le langage perdu des grues me semble pourtant être un chapitre important dans la littérature LGBT des années 80 et, en dépit d’une traduction souvent maladroite voire fautive de Michel Lederer, je le placerais volontiers au niveau de certains romans de Cunningham ou Hollinghurst.