Wake en anglais signifie aussi bien veillée (mortuaire) que sillage (d'un bateau). Deux sens qui justifient le titre du premier roman de l'actrice anglaise Anna Hope, traduit en français par Le chagrin des vivants, qui est aussi représentatif de ce qui se trouve dans ce livre magnifique qui évoque l'existence de trois femmes durant 5 jours, jusqu'au 11 novembre 1920, date de l'arrivée du soldat inconnu à Londres. Son cheminement depuis le sol français sert de fil rouge au livre, comme une montée en puissance vers un événement qui, au-delà de la commémoration, marquera en quelque sorte la fin d'un deuil de 2 ans. Il y a parfois des moments "magiques" dans un bon livre quand celui-ci acquiert, par la grâce d'un passage stupéfiant, un statut supérieur et devient réellement bouleversant. Cette scène-là arrive très précisément lors de la confession d'un soldat à l'une des héroïnes du livre. Inoubliable. C'est un récit rare qui est raconté, non seulement parce qu'il est terrible et fait ressentir la guerre de façon viscérale, mais aussi parce qu'il constitue le point de convergence entre ces trois femmes et fait alors comprendre au lecteur à quel point le roman est construit avec une maîtrise extraordinaire, d'autant plus qu'il s'agit du premier de l'auteure. Les portraits de Hetty, Ada et Evelyn, d'âges et de conditions différentes, sont tous marqués par la perte : d'un fils pour l'une, d'un fiancé pour l'autre, d'un frère enfin, même si ce dernier est revenu des combats, mais traumatisé et comme mort à l'intérieur. Plus largement, Le chagrin des vivants raconte avec précision et sensibilité la société anglaise de l'immédiat après-guerre qui côtoie en permanence des spectres dans les rues, des hommes auxquels il manque quelque chose que cela soit physiquement ou moralement. Il y a alors parmi les survivant(e)s l'envie d'oublier ou plutôt d'essayer de (re)vivre enfin sans se sentir coupable, sale ou meurtri. La prose d'Anna Hope est limpide, sans aucune coquetterie de style, elle est d'une précision dans les sentiments qui est tranchante comme la lame. Rien à voir avec un mélodrame, le livre dépasse ce stade dans cette symphonie en cinq actes, crépusculaire avec de maigres trouées de ciel bleu mais qui finiront bien par chasser la grisaille. Mais plus tard, bien après ce 14 novembre 1920 quand le temps aura fait son oeuvre et que les blessures encore à vif auront cédé la place à des cicatrices. Le chagrin des vivants est un livre splendide et douloureux dont l'écho ne se limite pas à l'époque qu'il décrit mais concerne toutes les guerres, y compris actuelles, pour ses victimes tombées sous les balles et aussi, et peut-être surtout, collatérales.