Jean-Claude Guillebaud, reporter de guerre « du Biafra en 1968 à l’ex-Yougoslavie en 1994 en passant par le Proche-Orient et l’extrême Asie » est également l’auteur de livres dont l’ambition est de restaurer la valeur du doute et de la croyance contre le scientisme (La Force de Conviction, 2005) et la trahison des lumières (1995), ainsi que le rôle nouveau de l’ « Occident » dans un monde en changement (La refondation du monde, Le commencement d’un monde, 2008). Le Tourment de la Guerre retrace son parcours et celui qui a mené l’homme à perdre l’accoutumance à la guerre et la fatalité de celle-ci .
Le « tourment de la guerre » se formule ainsi : si la guerre est consubstantielle à l’homme, comment « la contenir, la limiter, en restreindre la sauvagerie », puisqu’on ne peut la supprimer totalement ? L’auteur nous rappelle que les guerres du Moyen-Âge européen sont « limitées et encadrées », et « dans l’ordre des choses » . Cela bascule à la fin du XVIIIe siècle comme le pressent Hippolyte de Guibert en 1772 dans son Essai général de tactique où il analyse le passage de la « guerre courtoise » à la « guerre républicaine » qui « n’opposera plus des princes mais des peuples entiers » : on passe d’une guerre codifiée, limitée, de militaires (« On ne cherche pas à anéantir l’adversaire mais on veut le contraindre d’accepter la défaite » ) à une guerre populaire, de levée en masse. Pour Roger Chickering, « le passage de Valmy (1792) à Hiroshima (1945) se fera de manière logique, progressive, mais inéluctable. » Gaston Bouthoul le rejoint en affirmant contre l’idée que « les démocraties et les républiques ne sont pas belliqueuses… qu’il aura fallu la Révolution française pour aboutir à la guerre totale et aux déchaînements guerriers de l’épopée napoléonienne. » 1812 est une année capitale car elle polarise la guerre des princes (Smolensk) et celle des peuples (Borodino).


Guillebaud explique contre l’idée communément admise que la guerre n’a pas toujours été vue comme un mal absolu car elle a toujours eu un côté festif qui se manifeste par l’attention portée aux tenues ou à la musique qui « faisait partie de la guerre dont elle était le vrai langage » et qui servait à « préparer la guerre, la combattre, l’exprimer, la faciliter » , mais aussi à des valeurs qui lient les soldats : discipline, solidarité, charisme, gloire, ivresse du combat (et les moins glorieuses, « contrainte et résignation ») . Bien plus, l’être social des sociétés premières est un être-pour-la-guerre. Guillebaud évoque Pierre Clastre pour qui « l’indivision originelle des sociétés primitives est fondée sur une distinction du Nous et de l’Autre. […] La violence guerrière n’est pas un dérapage passager, elle structure la société primitive elle-même en empêchant cette indifférenciation. » Il est important d’avoir à l’esprit cet aspect festif et glorieux de la guerre pour éviter les anachronismes et contresens historiques, pour comprendre la déshumanisation qui s’opère depuis deux siècles.


Gaston Bouthoul, inspiré par Lewis Mumford et Aldous Huxley, soulève un paradoxe : plus la société sera bureaucratique et technique, plus la dimension festive de la guerre qui « rompt la monotonie d’une société mécanisée » développera un esprit guerrier comme le négatif fantasmatique de ce monde. De là, peut-être, le départ d’Européens convertis pour le jihad. Fantasmatique car, comme Laurent Jenny l’explique, « bien moins qu’il combat, le combattant moderne subit une puissance de tir et de bombardement. Il est un matériau humain dont les armes testent la résistance sur un mode quasi expérimental. » Historiquement, « la généralisation et le perfectionnement de l’artillerie rendaient suicidaire le courage et, donc, suscitèrent une grande défiance. Pour reprendre une expression d’Hippolyte de Guibert, l’artillerie augmente quand le courage diminue. » Tzvetan Todorov montre que la figure de la victime a désormais remplacé celle du héros.


C’est ce déploiement de la technique, expliquent Hannah Arendt et Enzo Traverso, qui, allié à la bureaucratie, a permis dans les colonies l’expérimentation et le perfectionnement d’une barbarie dont le point culminant sera le processus génocidaire inhumainement rationnel durant la Seconde Guerre mondiale. La déshumanisation technique, désormais se manifeste par le retour à la guerre totale dans la stratégie américaine visant à l’écrasement total de l’ennemi (posé comme le Mal) dont la mise-en-œuvre technique, « profanation terminale » de l’éthique guerrière, se caractérise par l’utilisation de drones qui font de la guerre asymétrique une guerre unilatérale « car bien sûr, on y meurt encore, mais d’un côté seulement » et quasi totalement déshumanisée. Mais il ne faudrait pas croire que cela ne se caractérise que du côté des puissants. La crainte de Carl Schmitt de l’apparition d’un « partisan industriel » doté des « moyens d’extermination modernes » est de plus en plus probable et Guillebaud observe que les groupes islamistes ne se contentent plus du saccage et du pillage typiques : ils établissent un embryon d’État destiné à l’accaparement bureaucratique et technique des ressources sur les territoires conquis. Au passage, contre la thèse de la nature religieuse des conflits contemporains, Guillebaud rappelle que la religion agit comme « un substitut aux idéologies en ruines » et qu’« au siècle passé les religions ont été plus souvent persécutées que persécutrices. »


La démonstration est convaincante, mais demande un certain effort pour en cerner le fond, car elle est désordonnée et s’appuie sur des sources très diverses. Surtout, on peine à voir quelles réponses l’auteur apporte à son interrogation première , même si l’on en voit les raisons. En définitive, ce livre est le projet audacieux et paradoxal (mais réussi) de raconter la déshumanisation de la guerre à travers un récit à moitié autobiographique et à la première personne du singulier, qui sont les formes les plus personnelles du récit.

noar
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le 22 janv. 2017

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