D'entrée de jeu je préviens le lecteur de ce billet : Je n'ai jamais eu grande estime pour l'auteur. Je me souviens, il y a trois ans, avoir acheté son ouvrage Politique du rebelle (Grasset, 1997), un peu à contre-cœur, dans le cadre d'une ouverture à la philosophie politique. L'ouvrage n'était, certes, pas très bon, mais avait le mérite de dresser quelques portraits (généralement superficiels) et de fonctionner plutôt sous le ton de l'anecdote, ce qui donnait une ambiance agréable et pédagogique.
Dans Cosmos, on nage dans la bêtise (Oups! non ! c'est vrai ! on ne doit pas dire bêtise ! suivons Michel Onfray et passons-nous de ce mot empreint de mépris pour nos amies les bêtes). Dans Cosmos, donc, les bons chapitres ressemblent à de mauvais articles Wikipédia. Au premier abord, après un long moment consacré, notamment, à la perte de son père (un hapax existentielle selon l'auteur — ceux qui ont déjà écouté M. Onfray présenter le livre peuvent passer ces pages, je vous l'assure), le sous-titre (une ontologie matérialiste) semble commencer à se justifier. En effet, passage philosophique quasi-obligé, la conceptualisation du temps semble s'imposer à quiconque prétendrait à dresser un traité d'ontologie. C'est sans doute la première et dernière tentative philosophique dans l'ouvrage, et si elle ne me paraît pas très convaincante dès qu'il s'éloigne des lieux communs, je vous en donne toutefois la citation exacte afin que vous puissiez en juger (p. 29) :
« L'âme humaine, qui est matérielle, porte donc en elle la mémoire
d'une durée qui se déplie par-delà bien et mal. La durée vécue n'est
pas naturellement perçue, elle est culturellement mesurée. Notre corps
la vit, sans le savoir ; notre civilisation la mesure pour l'encager,
la dompter, la domestiquer. La civilisation est l'art de transformer
en temps mesurable, donc rentable, une durée corporellement écrite qui
témoigne de la permanence en nous du rythme cosmique qu'il nous faut
connaître. Le temps est une force stellaire a priori pliée a posteriori
dans tout ce qui a pris forme. Il est la vitesse de la matière. Cette
vitesse est susceptible de variations. Ces variations définissent le
vivant, la vie. »
Je vais ici procéder à une petite analyse philosophique de ce bout de texte, le seul que l'on puisse réellement traiter sous cet angle, par souci d'honnêteté intellectuelle. Une fois cela fait, vous saurez tout ce qu'il y a à savoir de la "philosophie" de Michel Onfray.
"L'âme humaine, qui est matérielle, porte donc en elle la mémoire d'une durée qui se déplie par-delà bien et mal."
L'âme humaine, matérielle, pourquoi pas, admettons. J'imagine qu'il s'inscrit dans un genre de spinozisme.
Porte en elle la mémoire d'une durée. Alors là, ça me semble inexact. La mémoire d'une durée n'existe pas. On a mémoire de quelque chose, et c'est par remémoration que l'on "temporalise" ce quelque chose. D'ailleurs, la durée de cette remémoration et la durée originelle ne coïncident pour ainsi dire pratiquement jamais.
Qui se déplie par-delà bien et mal. Pour être franc, je pensais la précision simplement inutile mais elle est également fausse selon la manière dont on comprend ce "par-delà bien et mal". En effet, il ne me semble pas que la remémoration soit forcément par-delà bien et mal. Tout le monde a sans doute commis un acte dont il n'est pas fier, la remémoration de cet événement s'inscrit tout à fait dans le cadre moral (culpabilité, par ex.) Michel devrait être plus attentif lorsqu'il épaissit son texte pour donner une allure de consistance, il parvient même à dire des choses fausses en écrivant des banalités.
La durée vécue n'est pas naturellement perçue, elle est culturellement mesurée. Une banalité en philosophie, pas envie de chipoter.
Notre corps la vit, sans le savoir ; notre civilisation la mesure pour l'encager, la dompter, la domestiquer. Donc la durée vécue est bien naturellement perçue mais elle est culturellement mesurée. Autrement, ça reste pas mal pour une dissertation de philo en terminale. On aimerait quand même une démonstration, un exemple, ou au moins une référence…
La civilisation est l'art de transformer en temps mesurable, donc rentable, une durée corporellement écrite qui témoigne de la permanence en nous du rythme cosmique qu'il nous faut connaître. Là on a quelque chose d'assez bien, "temps naturellement perçu"=>"temps culturellement mesuré"=>"temps mesurable, donc rentable"
C'est plutôt bien. Rien de révolutionnaire mais on voit bien en quelques lignes une sorte de décadence de la condition humaine à travers la réquisition de sa temporalité et son inscription dans un "rythme cosmique qu'il nous faut connaître".
"Le temps est une force stellaire a priori pliée a posteriori dans tout ce qui a pris forme." Ouais nan Michel là tu recommences les âneries. Stellaire : qui a rapport aux étoiles, ça ne veut juste rien dire ici.
Mais soit. Je pense que cette citation redit ce qui a été dit plus haut : le temps est un vécu naturel a priori, mais pliée (= agencée ?) a posteriori — par la civilisation — dans "tout ce qui a pris forme".
"Il est la vitesse de la matière. Cette vitesse est susceptible de variations. Ces variations définissent le vivant, la vie." Ok, mais tu l'as déjà dit, en fait.
Ce n'est pas si mal, non ? Sauf que, ne manque-t-il pas un petit quelque chose ? Oui, c'est ça, vous avez vu juste, il manque une démonstration. La répétition d'affirmations devenues des lieux communs en philosophie, en sociologie, etc. ne constitue pas un texte philosophique, même si on le complexifie artificiellement en y incorporant des mots comme "cosmique" ou "stellaire".
Le Temps est ensuite élaboré sur un modèle qu'il appelle existentiel (un mot qu'il utilise à peu près à toutes les sauces, comme celui d'ontologie) par la dégustation d'un vin, au travers duquel on retrouve une histoire et une géographie, une temporalité et une géologie, disons. Soit, l'image est parlante. Mais en quoi sommes-nous tant avancés que cela quant à la question qui nous intéresse ?
En réalité, c'est plutôt révélateur de Michel Onfray que d'une vérité quant à la temporalité.
Le passé est l'élément actif et le présent l'élément passif de ce passé. Il en vient jusqu'à oublier que le goût d'un vin n'est pas la donation d'un passé mais est la donation d'une présence, d'une pure contemporanéité, qui est simplement son goût dont la composante de passé ne peut être reprise qu'à partir de là, et par une conscience capable de rendre compte de ce passé géologique, etc., sur le pur mode du savoir.
Avant ça et après ça, rien. Pas une argumentation ou même, comme ici, élaboration qui tienne de la philosophie.
Je ne vais pas faire une analyse de chaque chapitre mais en donner, rapidement, l'allure, car quelques thèses se répètent tout du long :
La religion c'est le Mal, L'idéalisme c'est le Mal, L'écrit c'est le Mal.
La paysannerie c'est le Bien, Lucrèce et Virgile c'est le Bien, Michel Onfray c'est le Bien.
Dans ces tranchées du Mal et du Bien, le ticket d'entrée tient à la bonne appréciation de Michel Onfray plutôt qu'à autre chose. On notera, par exemple, que Malebranche est honni (les passages qui lui sont consacrés sont honteux de mauvaise foi et d'incompréhension) parce qu'il verrait Dieu partout (ceux qui ont lu le philosophe voient déjà un contresens, mais passons) et C.D. Friedrich est admiré d'après son affirmation que le Divin est partout jusques au moindre grain de sable, qui ferait de lui un matérialiste panthéiste (disons cosmogonique, même) !
(En passant, il faudrait, je crois, essayer d'éclaircir le sens (ou le contresens) des termes d'immanence, de transcendance et de transcendantal chez l'auteur, tant il peut en faire des usages pour le moins… surprenants.)
Le manque de profondeur des vues est consternant. C'est un livre qui n'a, comme il le dit de Rudolf Steiner (un autre mystique graphomane), aucune argumentation. Pire, il s'enfonce dans les contresens et contradictions ! Il peut, à un moment du livre, parlant des Tziganes affirmer que lire et écrire ne sert à rien puis, plus tard dans le livre, dans un éloge de l'Haïku le saluer en ce qu'il établit l'égalité entre la vie et l'écriture…
Profitons-en pour balayer une idée répandue qui ne se base, en fait, sur rien sinon les propres dires du « philosophe » : Michel Onfray hédoniste…? Le livre tend-il à “une sagesse sans morale”, comme le prétend le bandeau ?
J'y vois plutôt un moralisme assourdissant, notamment lorsque le thème de la sexualité est discuté, sujet qu'il semble digérer assez mal. Il se rallie par exemple aux avis de Peter Singer puis s'en détache tout à fait au moment de la discussion des relations homme-animal, que Singer, en conséquentialiste, ne refuse pas a priori, ni même a posteriori.
On connaissait ses thèses sur Freud (auquel il s'en prend de nouveau de manière sporadique dans l'ouvrage), je découvrais celles sur Leiris, attaqué par un angle d'une honnêteté discutable, puisqu'il discrédite l'homme en raison de sa sexualité. Je résume caricaturalement le caricatural Onfray :
(1°) Leiris était impuissant.
(2°) Leiris admirait la tauromachie (voir De la Littérature considérée comme une tauromachie), qu'Onfray considère comme la pire barbarie.
D'où vient alors cette admiration ? D'une beauté de la tauromachie ? Non, pas du tout, nous dit Michel Onfray : c'est là le substitut à la frustration de Leiris. La tauromachie est donc une barbarie aimée par les frustrés, CQFD.
Le procédé (délégitimer la corrida de biais en s'en prenant à des admirateurs) est répété en l'illustrant du cas de Georges Bataille :
« Pour sa part, Georges Bataille intègre dans l'Histoire de l'œil
(1928) une scène de corrida en Espagne au cours de laquelle le torero
Granero se fait arracher un œil par la corne du taureau pendant que
l'héroïne de son récit s'enfonce un testicule de l'animal dans le
vagin. L'écrivain a lui-même confessé son dérangement mental,
judicieusement pointé par Breton. Ses biographes nous apprennent en
effet qu'il s'est réellement masturbé sur le corps mort de sa mère,
qu'il a réellement envisagé un temps de jouir en sacrifiant le corps
de Colette Peignot consentante pour cette pratique extravagante, qu'il
a réellement substitué un singe à cette femme et qu'il a joui de
voir se contracter l'anus de l'animal enterré vivant la tête en bas. »
Au passage : ne pourrait-on pas, d'ailleurs, y voir une psychanalyse de comptoir qui aurait fait rire aux larmes Sigmund Freud ?
On voit bien là qu'il y a quelques problèmes à la méthode Onfray… On s'offusque donc d'autant plus de le voir donner des leçons à G. Deleuze à ce sujet !…
Étendons-nous un peu car l'histoire est cocasse.
Dans un premier temps (p. 119), Onfray reconnaît honnêtement la dette vis-à-vis de Deleuze qui « a beaucoup fait pour une troisième vague de nietzschéisme de gauche en France dans les années soixante-dix » mais il ajoute aussitôt que « celle-ci repose sur la lecture qu'il effectue de tout Nietzsche, fragments posthumes et Volonté de Puissance compris. Or, s'il faut en effet tout lire d'un auteur, on ne saurait tout tenir dans une égale dignité philosophique : le brouillon, l'essai, la recherche, l'ébauche, l'esquisse, le tâtonnement et la trouvaille, la certitude, la proposition. Si l'on mélange la quête et la découverte, alors le probable et le possible se confondent au certain, le vraisemblable devient le vrai… » Et l'on ne saurait que trop approuver cela.
Mais, inconséquent comme souvent, décide, seulement quelque pages plus loin, de réinterpréter tout le concept de volonté de puissance à travers le Sipo matador (« j'eus envie d'aller à Java pour voir la volonté de puissance nietzschéenne », rien que ça (p. 134)).
Or, comme il l'avoue lui même cette plante apparaît « dans un volume des Fragments posthumes […] Rien d'autre. Pas de note explicative. Ces deux mots-là. » et « dans le paragraphe 258 de Par-delà le bien et le mal » (p. 134) comme simple « image ».
Ce n'est pas le temps mais le courage qui me manque pour dresser la liste des absurdités contenues dans ce texte, ayant été totalement anéanti par la lecture de ce pavé inepte.
Il me faudrait également retourner dans de gros livres d'histoire politique et des pensées à la Zeev Sternhell pour en tirer la ligne idéologique historique, mais cela serait accorder encore trop de temps à l'ouvrage, un article s'en est déjà chargé assez bien.
Il y a toujours un peu de mauvaise foi dans l'attribution d'un 1/10. Ici, je vous assure de ma plus grande sincérité.