La psychologie au coeur de la sociologie
L’illustre sociologue Gaston Bouthoul a marqué de sa griffe la pensée française en matière de sciences humaines pendant de longues décennies. Ici, il se livre au difficile exercice de concision exigé par la collection « Que Sais-Je ? », sur un sujet qui peut apparaître aujourd’hui comme désuet : les mentalités. Ce petit livre a été rédigé lors de la belle époque de l’histoire des mentalités, qui, sous l’impulsion d’un Georges Duby ou d’un Jacques Le Goff, faisait une large place à l’histoire des sensibilités et des perceptions.
Aujourd’hui, personne ne parle plus guère de l’histoire des mentalités. Ce concept disciplinaire, démembré, fragmenté, éparpillé, s’est vu supplanter par d’autres termes plus à la mode : « représentations », « sensibilités », « sociabilités », etc.
Cet ouvrage, vu sous cet angle, a un petit aspect fondateur, dans la mesure où il montre en quoi le concept de mentalités est globalisant, voire holiste. La mentalité d’un peuple se manifeste dans tous les domaines de la vie : économie, divisions et fonctionnement de la société, valeurs morales, croyances religieuses, formes d’art, relations avec les autres groupes, institutions politiques, etc. Bouthoul répète, en le démontrant brillamment, que, dans une mentalité, les choix opérés dans ces divers domaines de vie « s’entredémontrent ». Prenez l’Etat Islamique en Irak et en Syrie : son projet est de tout éradiquer et de bâtir de novo une société, des institutions politiques, une culture, une religion évidemment, etc. Tout cela marche ensemble.
Bouthoul évoque bien sûr les cas où certains de ces domaines de vie sont affectés et modifiés par les aléas de l’histoire (révolution, conquête étrangère, découverte technologique...), et les tensions qui résultent de la coexistence dans un même peuple d’éléments de mentalité qui présentent entre eux des incompatibilités. L’incontournable distinction entre « mentalité », « culture », « civilisation », « ethnie », « nation » est abordée.
Très pédagogiquement, Bouthoul présente des exemples de différences entre mentalités, puis s’interroge sur la naissance du concept. Comme la mentalité réside dans la généralisation à tous les domaines de l’existence d’un certain type de pensée et de raisonnement, l’ouvrage, bien qu’avant tout sociologique, comporte une forte part de psychologie, et, au passage, de nombreuses remarques d’une pertinence confondante éclairent des situations tout à fait actuelles dans notre monde. Mensonges collectifs, malaises latents, niveau de langage, faits ou personnes érigées en modèles, autoreprésentations collectives, mythes fondateurs, tabous et interdits en tout genre... On comprend pourquoi certaines minorités religieuses ne peuvent pas appartenir à un peuple donné qui les héberge, dans la mesure où elles se coupent de la mentalité de ce peuple, premier acte vers une schizophrénie sociale qui peut dégénérer en guerre civile.
Malgré tout, l’exposé de Gaston Bouthoul est un peu marqué par son époque : la classification des sociétés par « stades » (théologique, métaphysique, positif) a un petit côté XIXe siècle légèrement poussiéreux, et manifeste une conception qui accorde du crédit à la notion de progrès global de l’humanité. Nous avons sous les yeux en ce moment, sur grand écran 3D, des faits qui nous incitent à une certaine retenue à ce propos. De même, la notion de « mentalité primitive » est encore mal dégrossie, et s’en tient aux travaux fondateurs de Lévy-Bruhl, Frazer et Margaret Mead.
Certains passages m’ont spécialement plu :
• ceux où il est dit que la survenue d’un besoin nouveau chez les hommes ne suffit pas à générer les progrès technique qui permettraient de le satisfaire ; on voit ce qu’il en est au niveau des ressources énergétiques et minérales, de l’efficacité des vaccins, etc. Et pourtant, je peux témoigner que cette fable (démontée par Bouthoul) est toujours bien vivace dans certaines formes de pensée « intellectuelles-progressistes » qui se gargarisent d’un optimisme ahurissant ;
• ce passage sur la politique : « Au contraire, le domaine de l’invention des valeurs et de l’invention morale est extrêmement restreint. C’est ce qui explique notamment l’extrême pauvreté intellectuelle de la vie politique. Quoi qu’on fasse, elle oscille perpétuellement entre quelques idées très simples, et pour cela elle représente en général le plus bas degré de l’activité intellectuelle, celui qui est à la portée de tous. » (page 99).
Un bel ouvrage, clairement rédigé, et dont on ne saurait trouver l’exact équivalent actuellement.