Laisse-moi tranquille !
Tu n'es pas drôle. Tu es trop vieux. Tu es trop gros. Personne n'a envie d'entendre ce que tu as à dire. La question est réglée depuis longtemps. Celle qui t'a écrit est morte et enterrée, ses choix invalidés par l'Histoire, sa voix oubliée. Va, retourne prendre la poussière des rayonnages que tu n'aurais jamais dû quitter, cesse de me parler, mes petites pensées se portaient mieux sans toi !
Oui, je t'ai lu, je ne sais même plus pourquoi. Les morts restent jeunes, la belle affaire ! Ils pourrissent en terre, oui, comme chacun sait, ou ils s'envolent en fumée puis ils s'estompent de nos souvenirs. Leurs idées restent, dis-tu ? C'est pour les retenir que tu fais mourir ce malheureux Erwin comme un chien dès les premières pages, lui qui s'en revenait tranquillement de la guerre, le petit spartakiste tout gonflé encore d'espoir révolutionnaire, heureux de retrouver sa Marie et de commencer sa vie avec elle ? Tu es cruel. Il ne demandait qu'à vivre et il s'en moquait bien, le pauvret, de te servir de symbole pour illustrer les convulsions de l'entre-deux guerres allemand.
L'entre-deux guerres en Allemagne, vingt ans de misère abjecte, de chômage, de faim et de rancoeur pour le petit peuple, je te demande un peu, ça intéresse qui de nos jours, à part les historiens, les hanteurs de bibliothèques, les spécialistes des temps révolus ? Ils l'avaient bien cherché, les Allemands, de toute façon.
Et puis cette guerre ! Le nazisme, sa naissance sur ce terreau-là, sa montée, cette lame de fond qui a emporté toute raison, tu crois vraiment qu'on n'en a pas tout dit ni retenu toutes les leçons ?
C'est vrai, il faut bien admettre que tu en parles sans colère, même si tu ne caches pas tes sympathies pour le drapeau rouge. C'est même ce qui te définit. Pour tout te dire, je ne sais pas comment tu t'y prends pour ne jeter la pierre à aucun de tes personnages. Même les plus inhumains d'entre eux, tu te retiens de n'en faire que des monstres ; même le fermier Nadler, un exploité pourtant, qui rejoint les corps francs avant de signer chez les nazis, persuadé que “si les rouges prennent le gouvernail, ils viendront te voler ta dernière vache et ton dernier champ, comme en Russie” ; et même l'officier SS Lieven qui justifie le meurtre d'enfants juifs en affirmant qu'ils doivent mourir pour que “nos enfants n'aient pas à avoir faim ni froid”.
Si je te saisis bien, dans la vaste palette humaine que tu présentes, il ne se trouve personne pour charger haine et culpabilité sur ses seules épaules, nul fusible dans ton histoire, aucun paratonnerre sur lequel concentrer la rage que tes lignes peuvent faire naître.
C'est remarquable de recul pour un livre écrit à chaud dans les derniers soubresauts de la guerre. Et tu admettras que ce n'est ni facile ni confortable pour ceux qui te lisent, soixante-dix ans plus tard, de te voir prendre à revers pas mal de ce qu'on s'est habitué à penser sur la question.
Car, toi, ce que tu veux, ce n'est pas juger mais comprendre – de l'intérieur – comment le communisme, seul à se dresser contre le nazisme, a échoué. En toute honnêteté, en toute objectivité, et c'est bien ta force. Tu montres, sans démontrer, comment le sol s'est dérobé sous cette république de Weimar et comment se sont abîmés ceux qui le foulaient : en obéissant, sans agir, à ce qu'ils en étaient venus à reconnaître comme une fatalité.
J'ai repensé à toi en lisant le Si fragile vernis d'humanité de Terestchenko, un essai qui te complète bien, je trouve. “C’est toujours une décision initiale, à peine perceptible, qui décide du côté dans lequel, une fois engagé, on se retrouvera in fine”, dit-il.
Tu les retrouves en chacun, ces décisions imperceptibles : les petites et les grandes lâchetés, les trahisons, les égoïsmes, les hésitations, les hypocrisies, les discordes et les incertitudes. Et tu ne les condamnes pas, tu nous les fais comprendre, c'est bien plus fort.
Celle qui t'a écrit devait être faite d'un bois fameux, elle, l'Allemande, la juive, la communiste, l'écrivain qui a vu ses livres interdits et brûlés, qui a perdu une partie des siens dans la tourmente, qui a choisi l'exil pour rester en vie.
Elle, qui se trouve encore en train de faire le deuil de toute son existence passée, réussit cet exploit de s'éloigner de la colère, de la peur, du désespoir, de la tristesse qui sont assurément les siens, et trouve la juste distance pour brosser cette fresque magistrale d'une plume sans fioritures, sans véhémence, qui pourtant transperce plus sûrement que la plus enflammée des diatribes. “Ein Mensch” comme on en rencontre rarement.
Et toi, dans tout ça ?
Toi, tu n'es pas très drôle, tu es bien vieux, tu es trop gros, mais tu es si terriblement humain, ton intelligence et ton cœur me foudroient et, en trois mots comme en cent, je t'aime.
Là, voilà, c'est fait, j'ai parlé de toi, tu es content ?
Fais-moi plaisir, à présent, va embêter les autres !