Il y a, au fond, assez peu de livres qui changent en profondeur votre vision des choses, éclairent d'une façon totalement neuve certains aspects de la réalité que vous pensiez bien connaitre et juger pertinemment. Pour moi les Morts restent jeunes d'Anna Seghers est de ceux-là.
Mon opinion était que les allemands avaient plus ou moins "mérité" le nazisme et que leurs excuses à posteriori n'étaient rien moins que des rationalisations obscènes. Je n'ai jamais été convaincu par l'idée que l'Allemagne avait été la première victime d'Hitler. Je pensais que l'on a le régime, au mieux que l'on mérite, au pire que l'on désire.
Pourtant il ne faut pas croire qu'Anna Seghers a la moindre sympathie ou indulgence indue pour l'Allemagne nazie. Elle-même a toujours été une véhémente opposante au national-socialisme et pour la cause a vécu une bonne partie de cette période en exil. De plus, en tant que militante communiste, elle ne pouvait qu'être convaincue que sans l'approbation des allemands, le nazisme n'aurait pu triompher.
Elle fait d'ailleurs la liste des illusions et des rêves pervers qui ont mené ces tristes sires au pouvoir: l'affairisme rhénan, uniquement préoccupé de barrer la route au bolchévisme pour préserver sa mainmise sur la richesse industrielle de l'Allemagne et garder le prolétariat en servage, l'aristocratie militaire prussienne, percluse dans sa prétention vermoulue, tout juste préoccupé de la grandeur de l'armée et de la noblesse du service, et qui s'est prostituée au III reich pour de nouvelles croix de fer, la tiède social-démocratie allemande, le ressentiment de l'aristocratie germano-balte expropriée, etc, etc.
Dès le départ, le dossier à charge semble clair. Surtout si l'ont pense que tous ces personnages sont reliés par leur complicité dans le meurtre d'un activiste communiste ayant pris part à la révolution spartakiste.
Et pourtant il ne faut pas longtemps pour que le doute s'installe. L'écriture d'Anna Seghers est d'une simplicité qui se joue de l'attention du lecteur et elle a tout fait d'humaniser tous ce beau monde. Pourtant c'est fait avec tellement de délicatesse qu'à aucun moment on ne se dit: ah tiens, voilà le bon vieux coup de la psychologisation, nous allons maintenant apprendre que ces collaborateurs infâmes sont humains malgré tout! Si la suspicion voit le jour en nous elle est rapidement emportée par le flot léger de sa prose. Les personnages sont emmenés dans le flot de l'histoire comme nous le sommes dans la narration.
Ce ne serait que pour ça, le livre serait déjà un grand œuvre, riche en mille détails psychologiques et fines observations mais ce qui l’amène au niveau de chef-d’œuvre est l'idée contenue dans le titre original.
Arrivé au bout des 800 et quelques pages et au bout de l'horreur nazie, le lecteur a encore à apprendre pourquoi les morts restent jeunes. Je ne veux pas dévoiler exactement comment ça fonctionne mais c'est la constatation finale que l'Allemagne qui est morte en 1945 est celle qui est morte avec la révolution de 1918. C'est déjà la même Allemagne qui a assassiné Rosa Luxembourg qui vient parachever l'ouvrage. Mais plus encore que ça, c'est la même Allemagne qui par deux fois s'est laissée sacrifier par les mêmes bourreaux. La cruelle ironie de l'histoire, contenue dans le titre est que par deux fois l'Allemagne a consenti à son immolation.
Les morts restent jeunes n'est pas l’œuvre d'une marxiste aveugle. Pour Anna Seghers, il n'y a pas de doute que les communistes allemands sont autant à blâmer que tous autres. Ils auront cru jusqu'à la fin que leur supériorité morale les dispenserait d'avoir à agir mais se sont cruellement illusionné et de cette illusion ont payé le prix de leur âme, ayant bien souvent à troquer la casquette d'ouvrier contre le képi SS.
Donc, oui, Anna Seguers dresse un portrait incroyablement humain de l'Allemagne nazie mais comme une mise en garde. Que personne ne s'illusionne: nous sommes tous responsables du monde dans lequel nous vivons, quoi que nous en pensions par ailleurs. Certes le nazisme s'est hissé sur les épaules de l'indifférence, de l'ignorance, de la vanité, des mille-et-un vices humains, trop humains, mais ce n'est nullement un disculpation, peut-être plutôt la pire des incriminations.
Les morts restent jeunes est une petite merveille de profondeur psychologique et il montre surtout comment l'indulgence peut parfois s'avérer être l'accusation la plus cruelle.