Mères perdues
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La satire érudite de l' "Eloge de la Folie" amusa beaucoup de monde, mais en indigna quelques-uns, qui se sentaient visés. Ce fut le cas des théologiens bien installés sur leur chaire, outrés que l'on puisse leur trouver des défauts, justement à eux-mêmes qui faisaient profession d'édicter les règles de bonne conduite telles que voulues par Dieu. Martin Dorpius, ami d'Erasme et recteur d'un collège catholique, lui écrivit une lettre dans laquelle il faisait état des doléances de ces professionnels de l'exégèse religieuse, qui voyaient d'un mauvais oeil la sympathie éprouvée par les humanistes en faveur de la culture antique grecque et latine, à leurs yeux infréquentable pour cause de paganisme.
La "Lettre d'Erasme à Dorpius" répond avec cordialité mais avec fermeté à ces reproches. Nourri d'abondantes références à la culture antique, mais aussi aux grands théologiens chrétiens du passé, le texte d'Erasme comprend deux mouvements :
une démonstration du caractère utile et non agressif de la satire contenue dans l' "Eloge de la Folie"
une défense et illustration du grand projet érasmien : publier une édition critique du "Nouveau Testament", afin de le purger des erreurs accumulées par les copistes et les traducteurs au fil des siècles.
Erasme a beau jeu d'argumenter qu'il n'a visé personne en particulier dans l' "Eloge de la Folie" : il ne cite aucun nom de personne; il a voulu, comme dans ses autres oeuvres, tracer une ligne de conduite conforme à l'idéal chrétien; il a voulu instruire et éduquer en amusant toutes les catégories sociales; les Pères de l'Eglise ont écrit des textes également plein de verdeur à des fins d'édification; les théologiens qui le critiquent sont si ignares qu'ils ne connaissent ni le grec, ni le latin, et ne peuvent donc pas se prononcer sur la qualité du texte du "Nouveau Testament" tel qu'il a été transmis aux lecteurs de l'époque.
La modération du ton; la tendance (soulignée à plusieurs reprises) à vouloir se concilier les adversaires, voire à se réconcilier avec eux, plutôt que les attaquer, attirent la sympathie du lecteur envers Erasme; ainsi, les théologiens qui critiquent Erasme apparaissent-ils plus aisément comme des intellectuels étriqués confits dans leur préjugés, leurs aigreurs et leurs susceptibilités corporatistes, par exemple lorsqu'ils excusent les erreurs et les défauts des plus grands auteurs, tout en refusant de reconnaître la vérité lorsqu'elle est formulée.
On trouvera des passages intéressants sur divers thèmes : chapitre XI, une allusion aux "caractères nationaux" attribués à certains peuples d'Europe, parfois assez loin des préjugés actuels (ainsi, l'Angleterre serait le pays de "la bonne chère"...); chapitres XIII-XIV, une apologie de la fonction du bouffon chez les monarques; le chapitre XIX critique ouvertement la lourdeur des traditions scolastiques héritées des siècles précédents, qui oblitèrent le retour à une lecture directe des textes sacrés, tel qu'Erasme le souhaite. Et les chapitres XXIX à XXXIII contiennent une célèbre apologie de l'esprit d'érudition critique des humanistes : le chapitre XXXIII, souvent cité dans les manuels scolaires, justifie le principe de l'édition critique des textes antiques, la collation des manuscrits et la réflexion logique pour restituer une texte plus conforme à l'état originel et débarrassé des erreurs qui l'ont adultéré au fil des siècles.
La douceur de ton, l'arrière-plan érudit délectable, la fermeté de la démarche critique d'Erasme font de cette lettre un modèle de défense et illustration de la liberté de parole et de l'intelligence appliquée aux affaires religieuses.
Beaucoup d'êtres humains ont, encore aujourd'hui, deux mille ans de retard sur Erasme. Faut-il faire un dessin ?
Créée
le 10 avr. 2015
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