Olivier Grenouilleau, plus connu comme brillant historien des traites négrières, de l'Afrique ou de la colonisation européenne, tourne son regard vers un objet a priori éloigné de ses objets de recherche habituels dans Nos petites patries. Cet ouvrage ne manque pourtant pas d'ambition : il s'agit ni plus ni moins que de poser les bases d'une histoire des appartenances infra-nationales en France, à l'époque moderne et contemporaine. Modeste malgré l'importance de l'objectif, ambitieux malgré son petit format, Nos petites patries donne un aperçu très suggestif d'une problématique dont l'actualité criante est révélée par les derniers projets de décentralisation différenciée.
Selon la démonstration de Grenouilleau, l’origine de ce qu’on peut appeler la « question territoriale » en France n’est pas seulement, comme on peut généralement le penser, la Révolution française : les anciennes provinces elles-mêmes sont issues de la vision du pouvoir royal, et les projets de réforme territoriale n’ont pas manqué sous l’Ancien Régime. Ce qui naît en 1789, c’est l’affirmation d’une opposition doctrinale entre centralisateurs et décentralisateurs (bien que la Révolution soit en fait peu fédéraliste), et d’un fossé politique entre Paris et la province (sous l’Ancien Régime, il n’existait que sur le modèle d’une politique de distinction). Après une éclipse sous le Consulat, la Restauration évoque régulièrement des projets de décentralisation pour revivifier les corps intermédiaires, qui finiront par être « détournés » par la question de l’élection des conseils locaux — finalement concrétisée par la Monarchie de Juillet : la réforme électorale l’emporte sur la réforme territoriale.
Après une maturation sous le Second Empire, sous l’effet de multiples facteurs – culturels, économiques et sociaux –, la Troisième République connaît une apogée du régionalisme : l’amour des petites patries nourrit celui de la grande nation. Elle finit par se cristalliser, étonnamment, dans un régionalisme économique, qui constitue un point d’équilibre entre tendances et cherche à réconcilier l’idée du terroir avec l’impératif de modernisation (ne pas choisir entre « le sol ou l’usine », selon Philippe Veitl). Dans les années 1920 et 1930, le régionalisme s’affirme et se radicalise, alors que le pouvoir central ne donne pas signe de vouloir progresser. Vichy mène une double initiative, en parallèle de son discours folklorisant : à long terme, création de « provinces » et, provisoirement, de régions dotées de « préfets régionaux ». L’après-guerre prend la continuité de Vichy, dans les termes comme sur le fond, en densifiant les « régions » préfigurées jusqu’en 1945. Enfin, dans les années 1970, le régionalisme, longtemps marqué « à droite », passe à gauche : c’est le prélude des grandes lois de décentralisation des années 1980, qui ouvrent un cycle institutionnel toujours en cours.
Au cours de ce parcours historique, toujours très clair, on découvre de multiples aperçus intéressants d'épisodes bien connus. Les pages sur la création des départements, par exemple, sont éclairantes : on découvre un processus bien moins abstrait qu'on a pu le penser, qui prend en compte de multiples contributions locales et s'appuie sur un important corpus de réflexions du XVIIIe siècle. A contrario, les mythiques provinces d'Ancien Régime, supposément seules à incarner l'unité organique des territoires, sont en fait des projections de l'idéologie et de l'administration royale, qui apparaissent sous leur nom de provinciae dans le discours officiel de la fin du XVe siècle... On croise aussi, au fil notamment du XIXe siècle, des idées intéressantes, qui parfois préfigurent étonnamment l'actualité : ainsi les “municipalités de canton” de 1848, qui évoquent déjà l'intercommunalité ou les “villes maîtresses” chères à Vidal de la Blache, qui polarisent le territoire. On y reprend aussi les fils d'une histoire qui n'est pas entièrement linéaire, et où le fait régional a connu des incarnations politiques très variées au fil du temps, bien davantage que pourraient ne le faire croire quelques caricatures historiques.
Reste que cette place du local dans le national, que l'accord entre “grande nation” et “petites patries”, pour citer la jolie expression d'Olivier Grenouilleau, n'a jamais été entièrement stabilisée. Cette rétrospective historique pose de multiples jalons pour les penser plus sereinement à l'avenir.