En se proposant de nous expliquer en quoi George Orwell serait un libéral, James Conant jette assurément un pavé dans la mare. Mais il nous rassure tout de suite : il n’est pas ici question de libéralisme économique mais philosophique, un libéralisme qu’il situe dans la droite ligne du socialisme libertaire et antiautoritaire. Cette définition restant très vague, l’auteur va s’employer à décrypter méthodiquement les discours anti-totalitaires présents dans l’œuvre d’Orwell, notamment dans "1984", et ce au travers d’une controverse avec Richard Rorty, penseur américain de l’école dite pragmatiste, qui ne voudrait, lui, y voir qu’une critique de la violence et de la cruauté. La thèse de Conant est tout autre : c’est dans la défense acharnée du concept de vérité objective que se situe le libéralisme d’Orwell. Selon ce dernier, l’existence d’une humanité digne de ce nom nécessite trois conditions : le fait de pouvoir exercer sa liberté, de pouvoir distinguer le vrai du faux et de pouvoir participer à une communauté. L’essentiel du livre porte sur la seconde condition, celle qui est mise à mal par les mécanismes totalitaires imaginés dans "1984", tels que la révision permanente du passé, la “doublepensée”, le “crimepensée”… La philosophe américaine Judith Shklar parlera à raison de ce roman comme d’un « cauchemar cognitif ».
La confrontation, dans le récit, des personnages de Winston et d’O’Brien pose abruptement la question de l’existence d’une vérité en soi, indépendante de tout jugement. L’idée serait venue à Orwell durant la guerre d’Espagne, en constatant qu’il n’y avait quasiment plus de relation entre la réalité des champs de bataille (dont il était directement témoin) et les comptes-rendus officiels des deux camps en présence. Songeant qu’on ne peut même plus parler de falsification quand l’information sur le réel n’a plus aucun rapport avec ce dernier, il retient cette idée de mutabilité du passé. « Il ne faut pas seulement ajuster continuellement ses croyances concernant la réalité, explique Conant, il faut également être expert dans l’art d’oublier qu’on les ajuste continuellement. » Maîtrisant parfaitement son sujet, il démonte posément et rationnellement tous les arguments de son adversaire et nous convainc en effet de l’importance primordiale de ce concept de vérité objective. Et de rappeler cette phrase d’Orwell : « Quelque acharnement que vous mettiez à nier la vérité, celle-ci n’en continue pas moins à exister, en quelque sorte, derrière votre dos. »