Un triple meurtre défraie la chronique à Ilmorog-Ville nouvelle : les trois directeurs des Brasseries Theng’eta ont été tués dans un incendie, quelques heures après avoir coupé court à d’âpres négociations syndicales. Parmi les personnes interrogées par la police se trouve Munira, instituteur arrivé à Ilmorog douze ans auparavant, et qui a été témoin de sa transformation, d’un hameau de paysans et de bergers en une ville industrielle traversée par une grande route transafricaine qui la relie à Nairobi et à d’autres grandes villes du continent.
Pétales de sang, au travers du parcours de Munira et de quelques-uns de ses proches à Ilmorog, retrace cette évolution qui est celle du Kenya d’après l’indépendance. Cherchant un temps à rompre avec le passé colonial en promouvant une identité nationale authentique - ce qu’illustre notamment le souhait du jeune Munira, dans ses années d’étudiant, de s’extraire du cadre des savoirs imposés par les anciens colons anglais - le pays s’enferme rapidement dans une course à la production capitaliste, soutenue par des figures politiques cyniques et opportunistes. Face à ce constat, Ngugi Wa Thiong’o défend la valeur du collectif, que ce soit lorsque Munira, Karenga, Wanja et Abdulla se rendent en ville avec un âne et une charrette pour demander de l’aide face à la sécheresse qui frappe Ilmorog, ou plus tard lorsque les syndicats se battent pour améliorer les conditions des travailleurs. Si le sens de l’engagement de Ngugi Wa Thiong’o est évident, Pétales de sang présente néanmoins une grande richesse et une grande complexité, que ce soit dans le portrait de ses personnages aux parcours (politiques, familiaux et amoureux) tortueux ou dans son analyse de la société kenyane des années 70 - ce qui compense une écriture relativement peu remarquable et un certain nombre de longueurs (450 pages tout de même)…
Il faudrait sans doute, pour mieux évaluer l’œuvre de Ngugi Wa Thiong’o, lire un de ses romans plus tardifs, ceux publiés à partir du moment où il a décidé de ne plus écrire en anglais mais directement en kikuyu, sa langue maternelle, dans le but de « décoloniser l’esprit » d’après le titre d’un de ses essais. Malheureusement, aucun éditeur français ne s’en est encore emparé, et ce malgré les critiques extrêmement élogieuses de Murogi wa Kagogo (Wizard of the crow en anglais), sorti en 2004, et la présence récurrente de Ngugi Wa Thiong’o parmi les grands favoris des bookmakers pour le Nobel.