La parution de ce livre prolonge une performance philosophico-théâtrale proposée en 2014 par le Théâtre de la Tempête à Paris. Dufour y était invité pour parler de la notion de pléonexie (le fait de vouloir plus que sa part) à travers une sélection de textes classiques réécrits ou retraduits pour l’occasion et lus par des comédiens. Au menu : des passages de La République et du Gorgias de Platon, de la Fable des abeilles de Mandeville, un dialogue d’inspiration platonicienne écrit par Dufour lui-même et un extrait de l’Histoire hiéroglyphique, un roman écrit en 1705 par le philosophe roumain Cantemir. Quatre textes de lecture facile qui ont pour point commun de faire réfléchir sur ce thème de la pléonexie, forme de l’hubris qui a longtemps divisé les philosophes et qui revient aujourd’hui sur le devant de la scène avec une acuité nouvelle à l’occasion des questionnements sur la finitude des ressources et l’épuisement écologique de la planète. L’anti-libéral Dufour ne cache ni son aversion pour Mandeville (déjà attaqué dans son brillant essai La Cité perverse) ni sa sympathie pour Socrate, à qui il donne lui-même la parole dans son « dialogue apocryphe – autrement dit un faux grossier » pour lui faire tenir, à la lumière des deux millénaires et quelque écoulés depuis sa mort, un discours accusateur à l’égard du productivisme et du consumérisme.
Et de rappeler dans le Gorgias, l’image du pluvier, cet oiseau de la famille des échassiers qui a la particularité de manger et de déféquer en même temps… Métaphore éloquente de cette fureur pléonexique qui, bien que partie constituante de l’âme humaine (on parle de l’épithumétikon, l’âme d’en bas, siège des passions), doit être canalisée, voire réprimée par la cité. Et à son contradicteur qui lui vante le modèle libéral du ruissellement des richesses, le Socrate imaginaire de Dufour rétorque : « La pléonexie généralisée que tu proposes entraine la défécation généralisée. Pas étonnant que notre monde, soumis à un tel régime, pue de plus en plus. […] Ton ruissellement, c’est donc, en dernier ressort, le ruissellement de la merde. C’est pourquoi cette modernité qui t’enchante et qui a autorisé la pléonexie, je propose, moi, de l’appeler la merdonité. » Invoquant Marcel Mauss, pointant les regrets tardifs d’Alan Greenspan à la suite de la crise financière de 2008, le philosophe nous met en garde, de manière très pédagogique, contre les risques de la démesure.