Appel à la réintégration dans le Plérôme

Derrière l'épure abstraite judéo-chrétienne (un seul Dieu, créateur, ineffable, qui rejette sur la créature toute la responsabilité de son salut, avec pour principal levier sotériologique son comportement moral), les antiques réflexes anthropologiques ont creusé des voies parallèles et / ou déviantes qui autorisaient un peu plus de libre-arbitre à l'homme dans son accession au bonheur éternel.


Le gnosticisme, né dans les tout premiers siècles du christianisme, cherche à donner plus d'initiative au fidèle, en introduisant dans la relation avec la divinité la notion-clé de « connaissance ». Ce serait, en quelque sorte, le premier balbutiement (au sein d'un monothéisme, car les polythéismes se révélaient moins abstraits et plus humains, par exemple en exigeant moins de l'individu sur le plan moral) d'une attitude « scientifique », en tant qu'elle cherche à relier le transcendant au concret, à en définir les voies d'accès, à nommer les étapes du pèlerinage vers l'Infini, et à dessiner des modalités de perfectionnement maîtrisables par l'homme .
On ne s'étonnera donc pas de remarquer dans le gnosticisme la multiplication d'instances exotiques interposées entre Dieu et l'homme : autant d'étapes à parcourir, d'obstacles à franchir, grâce à des procédés souvent apparentés à la magie, l'emploi de la Parole, et plus généralement de diverses formes de ce que nous appellerions l'Intellect. Face à l'abandon aux forces du cœur requis par le christianisme, ce recours au rationnel (même s'il disserte sur du métaphysique et de l'invérifiable) constitue une divergence majeure avec le christianisme. Lorsque celui-ci, vers le IVe siècle, s'arroge le pouvoir d'imposer sa Foi, avec l'appui des autorités politiques, le gnosticisme disparaît de la carte religieuse du monde romain, pour entreprendre un cheminement souterrain à travers la psychologie des profondeurs, la littérature, l'occultisme, l'alchimie et la mystique.
Ce que le christianisme ne peut pardonner au gnosticisme, c'est l'attitude blasphématoire qui consiste à prétendre pénétrer les voies vers la divinité au moyen de l'intellect ; pour les chrétiens, c'est le monde à l'envers : la vertu du chrétien est cent fois définie comme l'abandon confiant et la soumission à la volonté et à la miséricorde divines, alors que le gnostique refuse cet abandon, veut se faire le moyen de son propre salut, et prétend remonter vers Dieu avec un moyen spécifiquement humain : la connaissance. Dit comme ça, l'humanisme renaissant n'est pas loin.
Pour le gnostique, notre condition humaine résulte d'une chute loin du monde divin. Nous sommes captifs en ce monde, et nous devons être rachetés afin de revenir au plérôme, c'est-à-dire la plénitude divine. Dans cette optique, le gnostique doit prendre conscience de son Moi essentiel (très distinct de son Moi historique contingent), ce qui éveille des résonances remarquables avec le Soi de Jung.
Le gnostique ne se satisfait pas de la présence du Mal en ce monde. Le christianisme se défausse du problème en imposant comme règle la transmission héréditaire du péché originel à l'homme depuis Adam. Pour lui, si le Mal existe dans un monde créé par un Dieu très bon, c'est que vous êtes tous pécheurs dès la naissance, et seul le baptême peut vous tirer de là. Le gnostique préfère attribuer l'existence du Mal à un dysfonctionnement intervenu au sein du Plérôme : les idées divines se constituent en entités spirituelles appelées « éons », l'un de ces « éons » s'est détourné de son rôle et a été exclu du Plérôme (vieux motif des anges rebelles, et, eût soutenu Freud, de la révolte contre le Père).
Cet éon déchu, affligé de son exclusion, donne naissance à la matière, où elle enfante un Démiurge, qui façonne le monde visible. Dans cette optique, la création de l'Homme (capable d'intelligence et de gnose) serait une ruse de la divinité pour récupérer la lumière déchue.
Ainsi se forment les structures de la pensée gnostique : une condition céleste perdue à récupérer par la connaissance, et une mythologie (à l'occasion pullulante) où, à côté du Dieu-Père, des éons, du Plérôme, de l'éon déchu, des Archontes et du Démiurge, s'ajoutent parfois Sophia (la Sagesse de Dieu), et tous les cercles célestes, astraux et astrologiques plus ou moins personnifiés, cercles qu'il faut franchir (comme dans toute procédure initiatique) pour réintégrer le Plérôme.
Tout cela ne devait pas forcément plaire aux Juifs. Le Iahvé de l'Ancien Testament devient, sous le regard de certains gnostiques, le vilain Démiurge, duquel Jésus est venu nous sauver. Jésus est donc reconnu par les gnostiques comme la voie à suivre, et le Père dont Jésus se déclare le Fils est le seul vrai Dieu qu'il faut rejoindre.
Le bref texte intitulé « Prière de l'Apôtre Paul » nous place d'emblée devant le piège central : croire qu'il s'agit d'un texte chrétien classique. Heureusement, nous sommes vite détrompés : dès la quatrième ligne, le supposé Paul demande à Dieu : « Tu es mon intellect, engendre-moi ». Aucun chrétien ne se risquerait à définir son Dieu comme un intellect, et encore moins comme un « plérôme » deux lignes plus loin. L'expression « Roi des éons » mettrait trop de désordre dans la question de l'unicité du Dieu. Ce que « Paul » demande, c'est « la rédemption de mon âme lumineuse à jamais, ainsi que celle de mon esprit ». Déjà, il faut suivre la distinction gnostique entre corps, âme et esprit.
Le seul fait que la prière soit censée contribuer au salut du gnostique montre le rôle majeur de la Parole dans le destin. Le mot, le nom, pourvu qu'il soit juste, est efficient (« Je t'invoque [...] par le nom exalté plus que tout nom... »). L'affinité du gnosticisme avec la magie est ici patente.
Persécuté plus tard, le gnosticisme n'aura aucun mal à poursuivre sa vie souterraine. Déjà vécu en son principe comme une tentative d'intériorisation de la révélation chrétienne (qui doit donc utiliser les catégories mentales de l'espace – les hiérarchies célestes – et du temps – la réécriture de l'Histoire du Mal - pour satisfaire à la nature de la psyché humaine), il se pose clairement comme un ésotérisme (« Gratifie-moi de ce qu'œil d'ange ne verra pas, et de ce qu'oreille d'archonte n'entendra pas, de ce qui ne montera pas au cœur de l'homme »), en quête d'un « trésor » (la connaissance, ligne 7).
Comme tel, le gnosticisme se pose comme parent des cultes initiatiques, des ésotérismes, de l'alchimie et de l'hermétisme. Plus sournoisement, ses démarches rejaillissent spontanément dans le secret des réflexions de penseurs contemporains lorsqu'ils s'interrogent sur le Mal, dont notre époque est grande pourvoyeuse. Pas besoin d'un arsenal mythologique pour être gnostique. Il suffit de croire que la connaissance peut améliorer le Monde.
khorsabad
7
Écrit par

Créée

le 2 mars 2012

Critique lue 120 fois

2 j'aime

khorsabad

Écrit par

Critique lue 120 fois

2

Du même critique

Le Cantique des Cantiques
khorsabad
8

Erotisme Biblique

Le public français contemporain, conditionné à voir dans la Bible la racine répulsive de tous les refoulements sexuels, aura peut-être de la peine à croire qu'un texte aussi franchement amoureux et...

le 7 mars 2011

36 j'aime

14

Gargantua
khorsabad
10

Matin d'un monde

L'enthousiasme naît de la lecture de Gargantua. Le torrent de toutes les jouissances traverse gaillardement ce livre, frais et beau comme le premier parterre de fleurs sauvages au printemps. Balayant...

le 26 févr. 2011

36 j'aime

7