Difficile de parler d'un livre qui résonne si fort en soi, avec lequel on se sent comme une immédiate gémellité d'âme et de cœur, et qu'on voudrait jalousement ne garder que pour soi, comme un secret d'initiés.


Ainsi ai-je traversé, vogué sur cet inclassable et atypique livre d'heures de Claire Fourier, auteur que je chéris depuis que j'ai découvert sa prose sensuelle dans Métro Ciel. Ici, ce sont mille autres facettes de sa sensibilité que nous offre cette grande dame des lettres françaises au style immaculé, classique non dénué de fantaisie, lyrique ne sombrant jamais dans l'excès, ciselé comme un quartz chatoyant, une plume envoûtante héritière de Chateaubriand, ne versant jamais dans la préciosité ou l'emphase. Quelle gageure !


Et l'on peut dire que Klaoda relève tous ces défis haut la main, malgré les doutes qu'elle émet au fil de ces 361 pages (et 100 courts chapitres) grandioses qui ne vont désormais plus jamais quitter mon voisinage immédiat.


À quel genre appartient ce "Sémaphore en mer d'Iroise" (dont le titre est déjà une invitation au voyage, à la méditation et à jouer avec les sons des mots)? C'est encore Claire Fourier qui sait le mieux tracer les contours de son projet, cette remémoration vivifiante à la fois humble et ambitieuse : humble dans la teneur de son propos humaniste, panthéiste, philanthropique ; ambitieux par la richesse et le caractère prolifique (parfois un peu foutraque) de ces anecdotes qui relèvent à la fois du parcours intime et autobiographique de la femme écrivain et du viatique universel.


Est-ce qu'on s'aima fort ou est-ce qu'on sema fort en mer d'Iroise ? Sans doute les deux, et l'auteur ne manque jamais d'exprimer son amour à travers un lyrisme pétri d'admiration que Victor Hugo aurait apprécié à sa juste valeur.


Amour pour son Finistère, terre nourricière pleine de légendes et mystères, pour la femme celtique, femme universelle, pour ses racines bretonnes gorgées d'embruns où l'Océan est un personnage à part entière ; pour cette famille qu'elle nous raconte avec tant de tendresse et de drôlerie ; pour la poésie des haïkus (les siens sont si beaux !), pour les écrivains qui ont jalonné son littéraire itinéraire, à commencer par Blanchot et Melville (son Moby Dick file tout le texte) ; pour la beauté du monde, des fleurs et des aubes...


Claire Fourier qui sème au creux de ses pages tonifiantes une mystique païenne (sorcière, d'ailleurs !) on ne peut plus séduisante, qui mêle l'amour des livres, des hommes et de la Terre (mère) de la plus délicate des manières, sans jamais tomber dans le prosélytisme.



Là s'est ancrée en moi l'idée que le génie d'un lieu est toujours religieux et que rien n'est plus naturel à l'homme que le goût du surnaturel.
Là j'ai compris que le ciel n'a pas besoin d'être habité par un Dieu mais que le ciel est Dieu ; il m'en est venu une conception métaphysique de la chair et de la jouissance.



Les touches de langue bretonne achèvent de donner à ce texte un charme pittoresque très émouvant.
J'ai particulièrement aimé la manière à la fois directe et tendre dont l'auteur s'adresse à son lecteur, marque de générosité et d'altruisme qui émaille la totalité de ce texte magnifique et donne le sentiment d'être emmené, guidé par une main amie.



Ce que je voudrais, c'est vous offrir des pages avec dedans une lampe allumée à une huile très pure, de quoi lutter contre les sombres tempêtes.



Claire Fourier désire ouvrir la voie, susciter la réflexion, extraire le lecteur de ses habitudes de pensée. Et, comme elle n'ignore pas que l'intime est souvent la meilleure porte d'entrée vers l'universel, elle se raconte, se livre. Son enfance auprès d'une mère pas toujours facile (surnommée Dolorosa pour sa propension à la plainte mariée à une tendance à l'inaction), ses frères avec qui elle explore l'environnement sauvage qui les entoure, puis sa vie de femme, d'écrivain, de lectrice, d'épistolière, de jardinière goûtant l'immuable retour des saisons et les nuances de couleurs de la flore...


Inutile de préciser comme je suis me suis sentie très proche de cette sensibilité contemplative, romantique, teintée d'hédonisme, et pleine d'autodérision et de tacles à l'égard du caractère (prétendument) décousu et irrégulier de sa prose (ses dialogues avec elle-même m'ont rappelé Nathalie Sarraute). Comme le lecteur se sent à l'aise, dans ce livre, comme c'est confortable, cosy, oserait-on dire. On s'y love avec plaisir comme on le ferait l'hiver dans un plaid moelleux au coin du feu... Merci, Claire, pour cette chaleur si précieuse qui transpire de vos pages !


Comment ne pas aimer quelqu'un qui dit :



J'aimerais prendre sous l'aile de mon sourire les déceptions du monde entier.



Toutefois, ce qui m'a le plus marquée, c'est la somptueuse et puissante réflexion sur le Temps et sur l'écriture, sur l'acte d'écrire, ce qui se déploie sur le papier, qu'il s'agisse d'entreprendre un roman ou une lettre. L'auteur a des formules très percutantes qui donnent à penser longuement sur le rôle que joue l'écriture :



L'écriture engendre le temps.
Écrire chasse les nids de poussière mentale.
Écrire ramasse et écartèle le temps.



L'écriture seule sait nasser la constellation d'instants qui fait le temps, elle seule est capable de les capturer pour mieux les scruter, faire mentir leur ressemblance routinière, et concocter de l'art avec cette pâte hétéroclite. On comprend que Claire Fourier nous livre ici des clefs pour faire avec le temps, vaillamment, elle nous donne une très belle leçon de sagesse et de stoïcisme, qui nous enjoint à cultiver notre jardin en nous tenant loin (mais pas trop) des fracas du monde et de son bourdonnement incessant (ennemi de la vie intérieure). Nous enjoint à goûter la succulence par excellence du rouget, à nous lever tôt pour apprécier la naissance du jour, à écrire, à aimer dans toutes ses virtualités, à ne pas suivre la doxa, à entretenir sa singularité.


Celle qui se définit comme une femme de la mer, héritière de sa force élémentaire, pleine d'une anima capable de renverser le monde est pour moi une véritable féministe humaniste qui veut faire comprendre et sentir aux femmes leur puissance primordiale. Pour ma part, c'est le féminisme que j'aime et qui me parle le plus. Celui de la femme mi-chair mi-légende, à la fois tendre et fatale, légère et tellurique selon le moment, soumise quand elle le désire, indépendante et joyeuse, qui sait jouir de tout et pour qui chaque rencontre est un évènement.



Tu navigues entre l'instant et la durée, l'âme et la chair. Oh, que tu es Femme !



Je n'ai eu de cesse de souligner, annoter, tracer des cœurs à chaque coin de paragraphe tant tout est beau, vrai, magnifiquement exprimé. Le lecteur ne peut que ressentir une profonde gratitude envers cette voix littéraire qui enrobe, console, rassure, invite à lire (note à moi-même : lire Armand Robin) et, finalement, pousse à l'action. Un peu d'otium, beaucoup de negotium.


L'élément eau inonde ce texte et, même si la mer est cannibale (la mère ?), dévastatrice parfois, elle n'en irrigue pas moins intensément la prose de Claire/Klaoda et nous donne envie de plier bagage pour partir se ressourcer comme il se doit direction Ploudal.


Pages d'une élégance à pleurer de ravissement, traité philosophique et littéraire de grande envergure sensible et mystique, ode au Finistère, hommage à la mer et aux femmes fondatrices (dont la figure tutélaire d'Anna, la grand-mère de l'auteur, la fée au chapeau de clarté) autant qu'aux écrivains marquants, Sémaphore en mer d'Iroise est tout cela et tellement plus encore.


C'est un livre à conserver précieusement à portée de main et de cœur, qui aidera et nourrira par temps de doute, de désarroi, de désenchantement.


Un livre indispensable que je suis très honorée d'avoir savouré et très fière de recenser ici pour tenter de rendre un peu de la lumière et de l'espérance éblouissantes qu'il m'a données.


Du fond de l'âme : merci, Claire.

BrunePlatine
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le 4 juin 2020

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