Siloé
7.9
Siloé

livre de Paul Gadenne (1941)

Siloé est le premier roman de Paul Gadenne, publié à 34 ans (le début de 15 ans de publication intermittente, jusqu'à sa mort en 1956).


Il est nettement divisé en deux parties très inégales : la première, un petit cinquième du livre, raconte la vie parisienne du protagoniste, Simon Delambre, qui prépare alors intensément l'agrégation ; la seconde, de loin la plus longue, et qui constitue le véritable argument du livre, est placée dans un sanatorium perché dans les Alpes, que Delambre rejoint pour soigner la tuberculose qui l'atteint.


Un mot d'abord, avant d'arriver au “Crêt d'Armenaz” (homologue du Praz-Coutant), de la première partie. Elle est dotée d'un réel mérite indépendant, très évocatrice pour ceux des lecteurs qui, comme moi, se sont échinés à passer tel ou tel grand concours ; ceux-là souriront amèrement en lisant cette phrase d'un grand professeur, qui a fini par identifier la proie à l'ombre, et les “épreuves” du concours au texte qu'elles présagent : « une telle activité exige le sacrifice […] de cette imagination dont il me semble, monsieur Delambre, que vous aviez encore au début de cette année quelque mal à vous défendre […] j’ai compris ce matin, et je voudrais vous faire comprendre une chose : c’est que vous êtes des nôtres ». Cette qualité d'ironie, qui rappelle déjà les Hauts-Quartiers, ne doit pas pour autant perdre le lecteur : le cœur du roman est ailleurs (au cas où quiconque soit tenté de se méprendre, Gadenne a d’ailleurs jugé bon de l’intituler « Prologue »). Les premiers critiques, pourtant s'y sont trompés, pas aidés par le contexte historique des années 1940 : le roman a été lu exclusivement comme une critique de l’intellectualisme. En réalité, la vision de ces jeunes gens enfermés dans les bibliothèques à rédiger la glose des glossateurs n’est pas plus qu’un tremplin vers les hauteurs.


Dans la seconde partie, Simon Delambre rejoint le sanatorium qui va jouer pour lui le rôle du bassin de Siloé (où l’aveugle-né retrouve la vue, d’après Jean). Liquidons avant de commencer la comparaison avec la Montagne magique : si elle s’impose au lecteur à de multiples titres (dans l’ensemble, sur la dimension formative du sanatorium, et dans le détail, les pointes de comédie de mœurs dans un espace clos, etc.), elle m’a aussi semblé être un faux ami, qui peut empêcher de bien lire le roman. Trois relations marquent l’année passée par Delambre au Crêt d’Armenaz — l’amitié (Jérôme, Massuge, Pondorge, Kramer, etc.), l’amour (Ariane), et la rencontre avec la nature. Il me semble que lire ce roman comme un roman des relations permet de comprendre le lien entre ses vignettes et intrigues successives. Simon Delambre, par la rencontre, apprend que « l’amour des choses est le modèle de tout amour » et s’accomplit ; il apprend à voir (c’est-à-dire à percevoir ce qui est en dehors de lui), comme dans la parabole biblique. Cette recherche de l’idéal par l’altérité inspire à Gadenne des passages d’une grande finesse — les réflexions pascaliennes de Delambre sur l’objet réel de son amour pour Ariane ; la révélation de ce que Jérôme, présenté comme l’inspirateur prophétique de Simon, a été au moins autant changé par son “élève” qu’il ne l’a modelé, etc.


Roman très fin, quasiment philosophique, Siloé pêche par moments dans sa réalisation. La qualité de la prose certes est remarquable et les longues descriptions souvent admirables. On pense irrésistiblement à Giono en les parcourant, et Gadenne a d’ailleurs publié un plaidoyer pro domo pour son roman dans un article consacré à cet auteur. Néanmoins, ces fresques sont aussi un peu volumineuses et parfois répétitives, si ce n’est peu originales — s’agissant notamment des pièces du musicien Sugères, dans lequel on ne peine à ne pas voir un double de Vinteuil (Gadenne avait composé sur Proust le mémoire de son DES de lettres). En parallèle, le dramatis personae paraît désincarné : à côté de la remarquable caractérisation de Massuge, et dans une moindre mesure de Pondorge, les autres personnes sont parfois évanescents, voire réduits à l’allégorie, comme dans le cas d’Ariane. Le même travers se traduit dans le fil du roman, dont le dénouement semble guidé par la volonté de conclure plus que par une logique interne (de même que le personnage de Minnie, la tentatrice, est évacué sans ménagement dès qu’il a rempli son office narratif).


Cet ensemble de caractéristiques, qui contribue à faire de Siloé un roman inactuel, en atteint à l'étrangeté lorsqu'on se souvient de sa date de publication — si les références historiques ne sont pas totalement absentes, il paraît difficile de voir dans ce roman “stratosphérique” une métaphore de l'époque. Le retour de Simon Delambre sur la terre ferme, qui le clôt, n'a rien à voir avec les dernières lignes de la Montagne magique (où l'on abandonne Hans Castorp dans un panorama aérien de l'enfer des combats de la Première Guerre mondiale), mais évoque tout au contraire un roman d'apprentissage plus classique. Si je suis le dernier à céder à l'injonction selon laquelle tout auteur devrait devenir un fantassin, et que j'ai même une certaine sympathie pour ceux qui discutent du sexe des anges dans Constantinople assiégée, le fait est que le caractère anhistorique du récit forme comme une absence, un creux dans le texte, qu'on ressent à la lecture.


Au total, Siloé est doté de grandes qualités qui préfigurent la révélation des Hauts-Quartiers, tout en laissant place aux multiples tâtonnements d’un premier roman. Il m'a rendu curieux de découvrir La Plage de Scheveningen, où Gadenne prend à bras le corps la question de la guerre passée.

Venantius
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le 19 nov. 2017

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