La première remarque à formuler vis à vis de cette Sociologie des religions est le caractère déceptif de son titre : il n'y est en effet nullement question d'une analyse systématique et exhaustive des religions mondiales et de la façon dont elles structurent les sociétés, qui en retour les modulent et stimulent leur évolution. La perspective, ici, est avant tout économique ; Weber cherche, dans la continuité de son cardinal et fondateur L'Éthique protestante et l'Esprit du capitalisme, à observer le rôle des religions dans la stimulation ou la limitation d'un développement économique de type capitaliste. Au vu de la complexité de l'entreprise, on comprend le caractère parcellaire d'un travail qui demeure in fine un work in progress jamais achevé, d'autant que Weber le confesse sans mal ; il n'est ni sinologue ni spécialiste de l'hébreu, et ne peut enrichir et compléter ses vues de considérations neurologiques ou psychologiques dont l'ethnologie de l'époque n'était pas encore armée.
Ce que je retiens de ce travail aussi dense qu'inabouti est donc en fait, plus qu'un contenu qu'il faudrait bien des relectures pour s'approprier pleinement, son inachèvement même. Et pour cause : l'impossibilité d'ordonner pour de bon l'ensemble de ses considérations en un système stable traversé par des lois générales ne tient pas à l'impéritie de l'auteur - que démentent à chaque page tant le brio de son style que la clarté de sa pensée - mais à la nature de son approche épistémologique. Ce n'est pas pour rien que celle-ci servait par exemple à Jean-Claude Passeron pour tenter de fonder la légitimité des sciences sociales malgré leur incapacité à souscrire aux règles de scientificité énoncées par Karl Popper. Renonçant à l'illusoire pouvoir de règles et de lois à portée systématique et universelle, Weber sait prendre en compte à chaque instant le jeu croisé des sphères économique, culturelle, religieuse, politique (...) dans la contexture qui forme les structures sociales observables dans une aire et une période de temps donnée. Il ne s'agit nullement d'abandonner tout pouvoir explicatif et livrer les sciences sociales tout entières en pâture à une inintelligible contingence, simplement de garder en tête que nulle loi, appliquée bille en tête à chaque élément du réel, ne saurait prévoir son évolution sans prendre en considération sa deixis, c'est-à-dire les particularités contextuelles qui lui sont attenantes et auxquelles il est lié.
Ce serein au revoir formulé à l'idée de lois transcendantes, et plus globalement à l'essentialisation des phénomènes qui forment l'objet de toute science sociale (que certains, comme Bourdieu, me paraissent avoir oublié), débouche pourtant sur une pratique toujours très fructueuse : Weber, par exemple, démontre petit à petit le lien entre l'éthique protestante et la naissance d'une disposition d'esprit propice à un capitalisme rationalisé. Le lien, déjà établi dans un ouvrage antérieur et que je ne cite que parce qu'il est sans doute l'un des plus marquants de la bibliographie de l'auteur, n'est pourtant jamais présenté comme nécessaire, mais comme le produit de facteurs qui produisent localement des effets divers selon leur configuration, dans des rapport de causalité sans cesse à réinterroger. Bref, la sociologie de Weber et ses fondements « idéal-typiques » sont une totale antithèse des raccourcis faciles et des pédantes assertions systématisantes. À la lecture du sociologue allemand, on trouve au final l'occasion de se rappeler que comprendre le monde ou essayer de le faire, ce n'est pas le réduire à une échelle rassurante, mais sans doute bien plutôt tenter de se hisser au niveau de son inépuisable complexité.