Au printemps 2010, Maylis de Kerangal fut invitée avec d’autres écrivains pour un voyage officiel dans le Transsibérien organisé pour l’année France – Russie. Elle en a tiré cette fiction, pièce radiophonique ensuite retravaillée et adaptée en livre en 2012.
Cette fiction est l’histoire de deux êtres en fuite dans le mouvement du train ; Aliocha le conscrit, pris de panique et qui préfère tout plutôt que de rejoindre l’armée russe, et Hélène la française, embarquée par hasard à bord du Transsibérien pour se soustraire au vide et à la dureté de la vie sibérienne, région dans laquelle elle suivit Anton, son amant russe.
«Et de nouveau la trouée translucide, les rails qui surgissent sous ses pieds, la brève piste métallique sitôt engloutie dans la nuit, les pierres crayeuses concassées entre les traverses, parfois une poignée d’herbes blanches, poudreuses, et de nouveau ce chemin de fer qui lui rappelle qu’il n’existe plus que pour s’enfuir.»
Ces deux personnages que rien ne rassemble, que la langue sépare, vont se retrouver liés par leur échappée dans le Transsibérien, leur impulsion pour fuir, leur brève complicité. Et dans ce récit bercé par le rythme du train trouant l'étendue ténébreuse de la forêt sibérienne, le temps semble prendre une nouvelle consistance, tantôt ramassée et nerveuse, tantôt élastique et comme distendue.
Malgré une évocation de la Russie qui tend ici vers sa caricature, Maylis de Kerangal a toujours autant de talent pour donner vie aux lieux, les couloirs et les compartiments du train de cette "Tangente vers l'est", lieu d’histoires et de rencontres improbables comme celle d'Aliocha et d'Hélène.
«Ceux-là viennent de Moscou et ne savent pas où ils vont. Ils sont nombreux, plus d’une centaine, des gars jeunes, blancs, pâles même, hâves et tondus, les bras veineux le regard qui piétine, le torse encagé dans un marcel kaki, futes camouflage et slips kangourous, la chaînette religieuse qui joue sur le poitrail, des gars en guise de parois dans les sas et les couloirs, des gars assis, debout, allongés sur les couchettes, laissant pendre leurs bras, laissant pendre leurs pieds, laissant pendre leur ennui résigné dans le vide, plus de quarante heures qu’ils sont là, à touche-touche, coincés dans la latence du train, les conscrits.»