Quand on connaît la vie de F.S. Fitzgerald, il est difficile de ne pas être ému par ses romans tant ils véhiculent à fleur de peau/page les sentiments et errances de l’auteur. Ce dernier était tellement empreint de souffrance (la mort de ses sœurs, l’instabilité financière de sa famille, son échec à intégrer une équipe de football à l’université, son ambition militaire déjouée par l’Armistice) que toute cette tristesse suinte dans ses écrits. C’est un auteur qui a un bagage, un message à véhiculer. Fitzgerald ne disait-il pas qu’on n’écrit pas parce qu’on veut dire quelque chose, mais parce qu’on a quelque chose à dire ? C’est ce qui transparaît dans des œuvres telles que Gatsby. Fitzgerald cherche là à toucher sa génération en retranscrivant les pertes de valeur de la société de l’époque, tout en exorcisant ses propres blessures.
En effet, Jay Gatsby, souhaitant atteindre un idéal de vie et changer son destin en brisant les conventions, s’aliène l’aristocratie opposée aux « nouveaux riches » dont il fait partie, considérés comme arrivistes. Pourtant, les deux classes sociales révèlent une même tare : la valeur d’un homme se mesure non pas à sa morale, mais à la quantité d’argent qu’il possède. Triste constat et critique sur ce début de siècle dépeint par Fitzgerald, d’autant plus étonnant que ce dernier aura cherché toute sa vie à s’élever, essayant de trouver sa place dans la haute société, courant après le luxe (tendance que l’on retrouve également dans des nouvelles comme « Un diamant gros comme le Ritz »). Les personnages du livre traduisent en miroir le désir récurrent mais contrarié de leur auteur d’afficher un statut social important : au-travers de Daisy, qui préfère la sécurité à la passion, à travers Nick Carraway, écrivain appauvri ou au-travers de Jay Gatsby, qui s’est enrichi par tous les moyens… L’Amérique des Années Folles se révèle ainsi derrière le rideau de faste, derrière les paillettes et le champagne coulant à flot lors des réceptions organisées chez Gatsby : les valeurs spirituelles ne comptent plus, seule compte la richesse matérielle. Mais Gatsby payera les frais de cette richesse, trahissant ainsi les propres désillusions de F. S. F. Car tout comme son héros charismatique, Fitzgerald se confronte aux déconvenues de l’existence : le rêve brisé de Gatsby de retrouver Daisy pour l’épouser, envers et contre tout, grâce à une opulence en fin de compte très futile, n’est-il pas une nouvelle manifestation des déboires de F. S. F ? Car lorsqu’il écrit son œuvre, sa femme tant aimée le trompe lors de leur séjour sur la Riviera. Tout dans Gatsby transpire Fitzgerald : la passion, le besoin de réussite, le drame (« Montrez-moi un héros et je vous écrirais une tragédie »). Malgré l’infidélité, ne dédie t’il pas « encore une fois à Zelda » son œuvre ? Dans ses déconvenues, Fitzgerald persiste à écrire, trahissant dans son travail ce désenchantement permanent (ses livres se vendent mal, Zelda est diagnostiquée schizophrène, il est alcoolique…) Son propre monde n’est que désillusions, et il touche du doigt avant l’heure (il n’a que 29 ans lorsqu’il écrit The Great Gatsby) ces futurs coups du sort au-travers du destin de son héros méprisé et tissant son propre drame par trop de naïveté.
Enfin, si ce n’est l’histoire propre de Fitzgerald qui peut envoûter et apitoyer le lecteur, ce sera l’ambiance qu’il insuffle à son récit, mêlant poésie, moments oniriques/lyriques et intrigues à tiroirs. Le roman peut paraître court pour nous donner le temps de s’identifier à un personnage, mais tout est dit en peu de lignes et décrit la société de l’époque de façon poignante: racisme, oisiveté, futilité, cynisme, arrivisme… Dans ce sombre tableau des Années Folles, les notes tendres apportent une forte touche de mélancolie et de romantisme. Gatsby, amoureux inconditionnel mais éconduit, abandonné de tous dans son échec et diffamé, conserve sa part d’humanité par l’amitié que lui porte Nick. On se met à détester celle qu’il aimait si chèrement et à maudire la malchance pour son amour contrarié.
La conclusion du roman peut paraître amère, puisqu’en fin de compte il semble difficile aux hommes de changer ici-bas leur condition. Mais il faut retenir ce que Fitzgerald a essayé de nous dire et qui est ce bagage évoqué plutôt : Gatsby tente de les changer, même s’il n’y parvient pas. « Ni le feu ni la glace ne sauraient atteindre en intensité ce qu'enferme un homme dans les illusions de son cœur. » Fitzgerald aura tenté jusqu’à ses 44 ans de devenir le témoin d’une époque. Son talent fut incompris et l’œuvre de Gatsby tomba dans l’oubli après les années 30. Mais en parlant avec son âme, dans toute la douleur qui était la sienne, Fitzgerald a fait de cette œuvre un classique au-delà de sa mort comme bon nombre de génies artistiques.