Cela faisait un très long moment que je voulais me frotter à ce texte de Bartolomé de Las Casas, un frère dominicain du XVIe siècle plus connu pour son implication lors de la fameuse "controverse de Valladolid" en 1550 et 1551.


Le présent ouvrage, rédigé dans les années 1540 ne sera publié par Las Casas qu'en 1552, et connaîtra une postérité chaotique, mais on y reviendra. Bartolomé de Las Casas y expose une par une, et région par région, les différentes phases de la conquête espagnole des Indes (comprendre des Amériques) après la découverte par Colomb de Saint Domingue et Cuba.


Il y montre notamment comment les populations locales y ont eu à subir l'oppression et l'injustice de la part des Espagnols, et comment ces populations ont été de manière systématique massacrées et / ou réduites en esclavage.


Le moins que l'on puisse dire, c'est que les faits rapportés font froid dans le dos. Le cynisme et la cruauté développés par les hommes venus aux Amériques sont tout bonnement hallucinant. Les évènements s'enchaînent, et finissent par se ressembler : les Espagnols arrivent dans un pays, y sont accueillis en grande pompe par les rois / chefs locaux, les Espagnols massacrent les indigènes, rançonnent les nobles, torturent la population et réduise en esclavage les survivants, les tuant à la tâche.


Et ce schéma se reproduit d'un pays à l'autre, ne variant que dans la forme adoptée par les cruautés. tantôt le bûcher, tantôt l'estrapade, tantôt dévoré par les chiens... Le massacre de masse est quant à lui assez systématique, de même que la torture des chefs / rois pour obtenir leurs richesses.


Tout cela aurait pu s'avérer lassant à la lecture, si je n'avais pas été trop occupé à me désoler pour ces malheureux dont le monde du jour au lendemain (ou quasi) s'est retrouvé plongé en enfer, et aussi à me demander comment face à ces violences systématiques, les peuples voisins des peuples massacrés ont pu avoir la naïveté d'eux aussi accueillir à bras ouverts leurs bourreaux.


J'ai aussi été très surpris de la manière dont les esclaves étaient traités. Non content de les asservir, les Espagnols les ont littéralement utilisés comme du consommable, ne les nourrissant que très peu (voire pas du tout dans certains cas) et les maltraitant à l'envi, dépeuplant du coup leurs conquêtes au fur et à mesure.


Bien sûr, Las Casas est de parti pris et présente les faits à sa sauce. On ne peut douter qu'il y ait une part d'exagération dans son récit. Cependant, si exagération il y a, il semblerait bien que ce soit au niveau du nombre de victimes avancées par Las Casas, plus que sur le fond.


En effet, d'autres témoignages contemporains attestent des tueries perpétrées par les envahisseurs Espagnols. Mais Las Casas écrit avant tout pour convaincre son roi (Charles Quint à l'époque) de légiférer sur les Indes et de mettre un terme à la conquête par les armes au profit d'une conquête religieuse dont les fers de lance seraient bien sûr les missionnaires des différents ordres religieux présents au Nouveau-Monde (essentiellement des ordres mendiants, fransicains et dominicains en tête).


L'objectif est donc de présenter les Indiens comme les plus innocents possibles, tout en insistant sur la prospérité de leurs royaumes et sur leurs nombreuses populations. Ainsi, à en croire Las Casas, chacune des régions envahie (appelons un chat un chat) est plus peuplé que le plus peuplé des royaumes européens, plus vaste aussi (ce qui dans certains cas est vrai, soyons honnête), et il estime que plusieurs dizaines de millions d'êtres humains sont morts du fait des Espagnols (que ce soit par les armes, en esclavage ou de maladie)


De même, il passe sous silence certaines coutumes indigènes telles que le cannibalisme (un peu évoqué tout de même) ou les sacrifices humains (totalement occultés par contre). Les conquérants sont systématiquement dépeints sous les traits d'hommes cupides (c'est le principal grief de Las Casas à leur encontre), et de ce fait faussement chrétiens puisqu'ils font passer la recherche d'argent avant le salut des âmes de ces Indiens dépeints sous l'aspect d'innocents sauvages vivant dans l'ignorance de Dieu mais ne demandant qu'à être mené vers la lumière.


Las Casas semble toutefois conscient que la répétition des scènes de massacres et de pillages peuvent lasser son lectorat et il précise de nombreuses fois qu'il ne présente que deux ou trois exemples spécifiques des atrocités qui se sont commises, tout en précisant qu'il conserve de nombreux autres témoignages dans ses archives personnelles.


Même encore aujourd'hui, et malgré ces réserves, je trouve la portée du texte magistral. Las Casas définit quasiment dans ce texte les bases des droits de l'Homme, et de la souveraineté des États. Plusieurs fois il fustige ses contemporains pour leur brutale ingérence dans des royaumes paisibles et possédant déjà des souverains, et dont il conviendrait de convaincre pacifiquement les populations (nobles en tête) d'intégrer l'Empire espagnol.


Comme précisé plus haut, le texte de Las Casas connaîtra une postérité ambivalente. Assez vite après sa mort en 1566, ses idées sont marginalisées et ses écrits mis à l'index par l'Inquisition. Pas vraiment en raison de son contenu (qui sera tout de même jugé anti-patriotique, notamment sous Franco) que par l'utilisation qui en a été faite par les ennemis de l'Espagne.


La très brève histoire de la destruction des Indes sera en effet récupéré et réédité de nombreuses fois par les protestants des Pays-Bas ou de France, hostiles à l'Espagne, qui l'utiliseront au service de leur propagande pour dépeindre une Espagne peuplée de tyrans et de massacreurs, désavoué même par un de leurs concitoyens !


Les notes et commentaires de l'édition que j'ai lu (qui n'est pas celle correspondant au visuel SC, mais j'avais la flemme de créer la page) sont à ce titre très intéressants.


Un texte fort en tout cas, tant par son contenu que par sa portée historique et qui nous rappelle que l'Humanité n'a pas attendu le XXe siècle pour perpétrer des crimes de masse, mais qu'à l'époque aussi, il y a eu des hommes pour s'indigner et se battre. Merci pour ça Bartolomé !

Math_le_maudit
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le 1 févr. 2017

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