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"Si tu peux voir détruit l'ouvrage de ta vie..."

Rare, une telle gifle littéraire ; rares ces pleurs qui persistent après la lecture, en pensant à certaines scènes ; rare aussi, ce sentiment d'être face à un de ces futurs classiques qui continueront d'époustoufler dans 50 ans. 


Ce roman de Sophie Divry, paru à la dernière rentrée littéraire aux superbes éditions Notabilia/noir sur blanc, c'est tout cela et tellement plus encore. Difficile de parler d'un chef d'oeuvre sans en dévoiler la substantifique moelle. Il me faut pourtant parvenir à exprimer le choc de ces 235 pages magistrales dont certaines risquent de m'habiter fort longtemps.


Tous les livres sont des expériences - celui-ci sans doute plus qu'un autre en ce qu'il immerge totalement le lecteur dans plusieurs univers distincts, en soulevant à chaque fois avec une folle intensité, des questions métaphysiques cruciales.


Trois fois la fin du monde est un triptyque éblouissant au sein duquel un unique personnage - le bien nommé Joseph K(amal) comme un clin d'oeil à Kafka - va, par trois fois, voir le monde qu'il connaît disparaître sous ses yeux.


La première fois, c'est à son arrivée en prison - enfin, le mot est peut-être trop gentil pour décrire le dantesque enfer dans lequel entre Kamal suite au braquage qui a coûté la vie à son frère. L'écriture de Sophie Divry est d'un réalisme saisissant et je défie quiconque de ne pas ressentir la même terreur que Kamal au sein de ce cauchemar. Promiscuité, crasse, folie, ultra violence, gardes insensibles, sadiques et imbéciles, comparses cruels, jungle arbitraire... J'ai énormément pensé à 1984 (notamment pour la fameuse cellule 33) et au film R. en lisant cette description d'un univers carcéral totalitaire, d'où toute humanité est absente, qui n'est qu'horreurs morales, saletés, moisissures et affreuses humiliations. Première fin du monde connu pour le personnage qui surnage tant bien que mal dans ce monde cauchemardesque et qui appelle de ses voeux la solitude et la fin de cette répugnante promiscuité d'avec ses semblables.


Des radiations d'un nouveau type et mille millions de décès.
Sa prière est entendue et la deuxième fin du monde advient - après la catastrophe nucléaire, voici venir le récit post-apocalyptique, la fameuse relecture de Robinson Crusoé relayée par les critiques (un résumé par trop restrictif). Plus de Kamal, on parlera de Joseph - et ce prénom biblique n'est pas un hasard pour celui qui se demande s'il est le dernier homme vivant sur la Terre.


Sophie Divry alterne les focalisations - un "je" au style direct émanant du personnage principal, dans un registre plutôt familier, le parler racaille des lascars - et un "il", un narrateur externe qui semble flotter au-dessus des scènes et nous décrit Joseph et le monde qui  l'entoure avec poésie. J'ai trouvé ce va-et-vient de la focale très intéressant car il apporte de l'épaisseur au récit, une densité presque polyphonique très réussie.


Joseph échoue dans un petit village désert au silence tragique, nulle âme qui vive que la sienne, et ce sentiment qui l'étreint d'être un pionnier et surtout d'être libre. L'auteure parvient à nous embarquer dans son quotidien avec une tension et une émotion qui ne nous lâchent pas d'une semelle. J'ai aimé l'absence totale de manichéisme de cette partie, qui livre à la fois des passages difficiles où la solitude et la fatigue pèsent lourd sur le coeur et le corps de Joseph, et en même temps offre des instants contemplatifs, de pause et de douceur qui donneraient presque envie d'être à sa place.


L'irruption du mouton et du chat sont parmi les scènes les plus poignantes - comme j'ai pensé au Petit Prince et à cette notion d'apprivoisement qui tisse un lien puissant - nous aurons besoin l'un de l'autre. Est-ce à dire que l'humain ne peut se passer de compagnie, de la tendresse de la caresse, qu'il ne peut vivre sans se sentir nécessaire à un autre ? En prison, Joseph confiait déjà qu'il avait besoin d'un ami. Il aura fallu la solitude absolue pour en dénicher plusieurs, sous les traits d'animaux rescapés.



Quand Chocolat bêle pour son maïs, il se sent tellement bien. La chatte lape son lait et l'homme boit son café. Tous les matins ils mangent ensemble, c'est le moment de l'amitié.



Une délicieuse tendresse irrigue ses membres. La pensée que cette chatte est un don du domaine. Un signe d'alliance. Assis auprès du feu avec l'animal sur ses genoux, il lui semble désormais que son foyer est plus sûr, enfin complet. Oui, il ne lui manque rien.



Peu à peu, Joseph apprivoise ce Causse sauvage qui l'entoure (écho au Lot désert de Chien-loup, roman également sis et rédigé dans ce beau Quercy - et ce n'est pas leur moindre ressemblance), s'installe dans une maison vidée de ses habitants, phosphore pour inventer une douche d'eau chaude, organise ses journées au rythme d'une nature à la fois généreuse, magnifique et indifférente. Sophie Divry nous propose de superbes passages contemplatifs très poétiques sur cette flore majestueuse, et sur cette faune qui règne sur son territoire désert.
On envierait presque à Joseph sa quiétude, l'harmonie qu'il créé avec le vivant, ses silencieuses conversations avec la nature, ses récoltes prolifiques, ses escapades rusées pour s'approvisionner dans les magasins alentour.. Un homme qui vit au rythme des saisons, tranquille comme son mouton baptisé Chocolat, qui mange les fruits de son potager et s'endort dans la chaleur pelotonnante de sa chatte rousse, Fine. Mention spéciale à l'abeille, cette radio à piles qui le reconnecte par la musique à la civilisation. Au monde d'avant.



Un arbre laisse aller ses feuilles au milieu de chênes imperturbables. (...) Un buisson pâlit, s'argente. Quelque chose se métamorphose. (...) Les arbres sont heureux de s'enrouler autour des oiseaux. (...) alors une clarté qui blesse le noir. (...) Les oiseaux répondent au premier soleil. Ils piaillent pour demander des miettes et les quelques graines que l'homme leur donne en partage. Les oiseaux sont le mouvement dont l'homme a besoin.



Toutefois, Sophie Divry se garde bien de ne présenter que le visage idyllique de cette jungle et du vivant sauvage - j'en veux pour preuve une scène bouleversante impliquant un aigle..


Le lecteur se doute bien que cette belle utopie ne pourra pas durer. Que les réserves risquent de se tarir, que l'absence d'écho finira par peser sur ce personnage bavard et bravache. Que les rudesses de l'hiver menaceront son précaire équilibre quotidien. La tragédie n'est jamais loin chez Sophie Divry et il y aura bien une troisième fin du monde dont je ne dirais rien mais qui m'a tellement dévastée que j'en pleurais encore au beau milieu de la nuit. L'identification avec le héros est puissante, et l'attachement est bien là d'autant plus que Joseph est imparfait, c'est un être impulsif qui ne craint pas d'user de la violence mais qui, dans le même temps se révèle si touchant, perdu comme en enfant appelant sa mère à l'aide.


Trois fois la fin du monde est une oeuvre hybride, qui perdrait à être simplement réduite à un récit de survie en territoire hostile.
C'est aussi l'odyssée d'un jeune homme, son parcours initiatique semé d'embûches, sa transformation face aux difficultés, l'état de l'âme qui perd tout. Sophie Divry engage une réflexion profonde à l'intertexte riche qui évoque Hegland, Orwell, Kafka, Saint Exupéry, Kipling ou Tournier - et qui brasse des thèmes aussi abyssaux que la folie, la solitude, la puissance de l'altérité, l'apprivoisement, la sauvagerie, le vide, le temps mais aussi la mémoire  (incroyable passage sur la mémoire involontaire), la beauté muette du monde, la soif d'amour du vivant..
Une oeuvre protéiforme, éclatante d'intelligence et de sensibilité, profondément humaniste, qui vous happe, vous absorbe et vous hante à jamais. Une inoubliable merveille.



Peut-être la bougie contient-elle, repliés en elle, d'autres hommes devant d'autres flammes. Peut-être qu'à travers elle il pourrait entendre ces mots qu'il désire, ce commentaire de connaisseur sur ses travaux. Peut-être, s'il savait, la petite flamme lui transmettrait les visages, les exils, les recommencements, les voitures qui roulent dans l'autre zone, les mots violents contre les pauvres, leur force et leurs paroles, tous ceux qui vagissent, embrassent, pleurent, tombent, frappent, achètent encore, existent là-bas - peut-être sont-ils contenus dans cette petite flamme comme un phare au langage particulier.


Créée

le 28 nov. 2018

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