"J'ai un poème et une cicatrice."
De quel poème, de quelle(s) cicatrice(s) nous parle le narrateur dès la première ligne ? En ce qui concerne la cicatrice, celle qui se voit, on en apprendra plus très vite. Quant au poème il faudra attendre longtemps, très longtemps, assez longtemps pour en connaître plus sur cet homme « transparent ». Un homme qui cultive son envie de ne pas être vu en cachant sa plaie sous une écharpe, qui occupe le poste de comptable dans une entreprise commerciale et qui évite soigneusement de rester aux pots de départ où on offre louanges et vélos aux partants.
Un sauvage ? Non un discret qui cache, qui se cache. Même auprès de ses seuls amis, Lisa (qu'il aime en secret), Sam et Thomas qu'il retrouve chaque soir au bar après avoir compté, décompté.
Ils fument, ils boivent, ils jouent aux cartes, ils écoutent l'Album blanc des Beatles en boucle, ils parlent parfois, enfin surtout Sam et Thomas, Lisa étant parfois occupée à servir les clients de passage. Notre homme, lui, ne se raconte pas.
Jusqu'au jour où une tasse de café renversée va changer le cours des choses. Notre homme va sortir de son portefeuille la photo de Pierre-Jean, son grand-père, celui "qui ne l'a jamais abandonné et a fait couler toutes les années de sa jeunesse en les enveloppant d'humour et d'amour".
Pierre-Jean vendait (peu) des machines à coudre, fumait en permanence sa « première » cigarette, racontait à notre homme ses aventures avec un éléphant à rustine, l'emmenait au musée, lui faisait découvrir son poisson dans l'évier, lui racontait les étoiles à sa façon, téléphonait à monsieur Panzani en personne afin de percer enfin le secret de la naissance des nouilles récoltées par des « nouilleurs » dans des gisements jusque sous la cathédrale Notre-Dame, tous deux partaient la nuit fouiller la terre des parcs parisiens afin de trouver des vers aptes à nourrir des oisillons tombés du nid.
Lisa, Sam et Thomas, bientôt rejoints par des centaines de personnes agglutinées dans et hors du bar, vont écouter avec bonheur ces histoires un brin « étranges ». Par contre rien d'étrange à ce que Sam reçoive des lettres de ses parents morts, papa Sam faisant beaucoup de sport tandis que maman Sam repasse et donne à boire de l'eau écarlate à ses plantes qui meurent dès le lendemain, visiblement trucidées par les voisins avec qui la guerre est déclarée. Elle creuse une tranchée, jette des clous sur la chaussée afin de faire vaciller l'ennemi. Elle aime aussi les perroquets même si le sien ne fonctionne pas très bien à tel point qu'elle décide de le manger, sans jouissance gastronomique au final. Rien d'étrange non plus à ce que Thomas parle de ses enfants les larmes aux yeux, tant ceux-ci lui manquent, alors qu'il n'a jamais eu d'enfants qu'il a d’ailleurs changés, nourris, baignés.
La vie de notre homme est réglée comme du papier à musique : métro, bistrot, dodo, une mouche, Gérard qui a creusé un tunnel sous les poubelles de l'immeuble à cause de la mort de la concierge, la femme au chien, la boulangère qui ne parle qu'au futur, "La Conscience de Zeno", un oiseau, un trapéziste, un chasseur, celui qui tire sur un canard boiteux mais néanmoins sauvage, une chanteuse québecoise, un ours en peluche, une diligence, une banque, un lépreux, Blanche-Neige et trois de ses nains, une pastèque, le rêve d'une jeune fille (son prince ne viendra plus, cela ne fait à présent aucun doute), une tour de verre, un verre à pied, un pied de cochon ; Marie-Madeleine n'a qu'à bien se tenir, Marie-Madelon fait le dos rond...
235 premières pages douces, burlesques, surréalistes, mélancoliques, qui prouvent que l'imagination peut être une arme merveilleuse qui permet à chacun de franchir les obstacles.
Puis arrive la 236ème page qui m'a été fatale. A la lecture d'un simple nom, j'ai fondu en larmes, mon cœur s'est mis à battre la chamade. Lire lire frénétiquement jusqu'au bout malgré les larmes qui me barraient les yeux, apprendre le poème de la première ligne, savoir à qui appartenait cette "bouche sans personne", comprendre pourquoi...
Pourquoi quoi, qui, quand, où ? A vous de le découvrir en vous jetant dans ce livre qui cache son jeu pendant fort longtemps avant de vous asséner un coup violent derrière la nuque.
Difficile parfois de remanger des crêpes...
"Je me souviens que tu m'avais fait jurer de ne rien oublier mais de ne pas y accorder trop d'importance."