Mères perdues
Tout doit se jouer dans cet ultime épisode. Les personnages, qui ont maintenant bien évolué, doivent effectuer des choix de vie définitifs. Il se révèle que le choix majeur se situe entre la fuite...
Par
le 29 sept. 2012
36 j'aime
12
Il vaut mieux connaître Jean-Martin Charcot (1825-1893) pour bien comprendre la pièce. Ce neurologue français s'est rendu célèbre dès l'époque d'André de Lorde par ses expériences à l'hôpital de La Salpêtrière, à Paris. Grand explorateur de l'hystérie (donc, féminine à l'époque, puisque "hyster" signifie "utérus"), Charcot s'illustra par ses leçons données à ses étudiants en médecine, mais aussi à un public non-spécialiste amateur d'émotions fortes teintées de voyeurisme morbide. Il convoquait une ou plusieurs femmes hystériques, et, lors d'exhibitions à visées pédagogiques, expliquait à son public l'ensemble des symptômes de la crise d'hystérie que la patiente ainsi mise en scène offrait aux yeux de tous; Charcot a quasiment codifié de manière canonique ces grandes attaques hystériques : phase de prodrome (douleurs, angoisse); phase épileptoïde (raidissements du corps avec secousses); phase de contorsion clownesque (le sujet se tord dans tous les sens comme s'il luttait contre un agresseur invisible); phase d'attitude passionnelle (le sujet semble se battre, ou se livrer à des actes érotiques); phase de résolution verbale (le sujet se calme en verbalisant des discours en rapport avec le contenu de son délire).
La fascination pour ces exhibitions impudiques et sauvages faisait frissonner le beau monde, et la pièce d'André de Lorde se contente de substituer au nom célèbre de Charcot le nom fictif de Marbois, mais les circonstances sont les mêmes.
Le problème de Charcot, c'est que certaines de ces femmes hystériques se livraient à une simulation de crise, à l'insu même de l'éminent neurologue, simplement parce que, en faisant sa leçon à l'intention du public, Charcot annonçait ce qui allait se passer, dans l'ordre convenu, et les femmes obéissaient à la suggestion en accomplissant ce que le Maître semblait attendre d'elles. Grand neurologue, peut-être, mais piètre psychologue, Charcot ne pensait même pas que le contenu de son cours pouvait suggestionner les patientes, dont certaines s'amusaient bien...
La pièce d'André de Lorde nous montre quel intérêt avaient certaines de ces patientes à simuler ainsi une attaque hystérique : beaucoup étaient de pauvres femmes désargentées, et, tant qu'elles démontraient aux yeux de tous qu'elles étaient bien malades, elles étaient logées, nourries et soignées gratuitement à l'Hôpital...
La pièce d'André de Lorde (probablement fort nourrie des connaissances de son ami Alfred Binet, grand psychologue de l'époque) fait preuve de cette habileté, consistant à ne pas se précipiter tout de suite sur des scènes d'horreur. Il met en scène, avec réalisme, un groupe d'étudiants internes en médecine, rigolards et très portés sur le sexe, comme le veut la tradition. Le premier élément horrifique intervient assez rapidement (un cerveau dans un bocal), mais la suite se fait longuement attendre, et la tension est bien distillée goutte par goutte jusqu'au dénouement.
Cette pièce présente le grand intérêt de procéder à une critique sociale et quasiment politique de la manière dont les patientes hystériques sont traitées par le corps médical : simples sujettes d'expérience, elles n'ont pas de dignité particulière, et on les traite comme on veut sans leur demander leur avis, en ne respectant absolument pas leur humanité et leur pudeur. Quand l'une d'entre elles se révolte, le corps médical serre les rangs par solidarité, masque les erreurs et les violences qu'il commet, et, forcément, n'a aucune peine à faire passer les patientes récalcitrantes pour folles et affabulatrices... Le désespoir de l'un des patientes face aux traitements qu'on leur inflige joue un grand rôle dans cette pièce.
Derrière le pamphlet à peine dissimulé, il fallait une histoire horrifique. On ne dévoilera pas grand chose, donc, sinon que Charcot établissait un lien assez fort entre l'anatomie du cerveau et les démences, et que, si on veut soigner ces dernières, il faut bien modifier le premier...
Loin du simple étalage de viandes diverses, André de Lorde montre ici un véritable esprit de critique sociale, et un sens du suspense qui a fait sa renommée.
Créée
le 15 sept. 2016
Critique lue 212 fois
1 j'aime
Du même critique
Tout doit se jouer dans cet ultime épisode. Les personnages, qui ont maintenant bien évolué, doivent effectuer des choix de vie définitifs. Il se révèle que le choix majeur se situe entre la fuite...
Par
le 29 sept. 2012
36 j'aime
12
Le public français contemporain, conditionné à voir dans la Bible la racine répulsive de tous les refoulements sexuels, aura peut-être de la peine à croire qu'un texte aussi franchement amoureux et...
Par
le 7 mars 2011
36 j'aime
14
L'enthousiasme naît de la lecture de Gargantua. Le torrent de toutes les jouissances traverse gaillardement ce livre, frais et beau comme le premier parterre de fleurs sauvages au printemps. Balayant...
Par
le 26 févr. 2011
36 j'aime
7