"Chapitre 11: la vie est une mauvaise habitude"

Tout a curieusement commencé par une pub (je me croyais pourtant à l'abri de ce genre de chose).
Un mail, adressé aux professionnels de la profession, citait notamment Philippe Claudel, du Magazine littéraire en ces termes définitifs: "Combien de fois au cours d'une vie éprouvons-nous le sentiment, en refermant un ouvrage, d'avoir lu un texte capital ?"
Aussi méfiant qu'intrigué, et poussé par le thème et le contexte du livre, je posais rapidement la main (et bientôt les yeux) sur l'ouvrage.


Bien m'en a pris. Ce livre est fascinant.
Jakob Fabian, un jeune publicitaire qui supporte mal les inepties de son époque et de son emploi, rejoint rapidement la masse des chômeurs et erre dans Berlin de 1931, une ville peuplée de nymphomanes amoureuses, d'artistes cabossés, de savants fous (mais bienveillants) et de femmes de représentants esseulées.


Même si on s'y attend, la liberté de ton stupéfie.
Chaque page aurait pu être écrite en 2016 pour y décrire les tourments du moment, avec une lucidité, une drôlerie désespérée et une justesse qui font un peu froid dans le dos. Comment reprocher un moralisme à bon compte de l'auteur (Erich Kästner, jusque là connu pour un récit à succès destiné à la jeunesse) pour nous mettre en garde vis-à-vis de l'horreur à venir, puisque que le texte a été écrit au moins deux ans avant la prise de pouvoir des nazis ? Les factions nationalistes et communistes s'affrontent dans les rues avec pour point commun une bouffonnerie qui reste encore cantonnée aux mots. Les cinq millions de chômeurs ne sont là pour servir d'arguments aux uns et aux autres, ne mettant sur la touche que les plus sains d'esprits, les plus libres, les plus désespérés.


L'intuition de Kästner n'est pas en soi géniale: les personnages rencontrés dans ce Berlin de 1931, presque tous déboussolés, semblent n'être guidés que par une ou deux certitudes: celle, évidente, d'une catastrophe à venir inéducable, et l'autre, plus diffuse (mais encore plus implacable et oppressante) que personne ne peut rien y faire, puisque le seul recours, qui passerait par une volonté collective et courageuse, est bien au-delà des possibilités d'un monde où la seule recherche d'un plaisir individuel jusque-boutiste (et vouée à l'échec) est de mise.


Mais tout ceci ne suffirait pas à faire un grand livre.
Totalement débarrassées de leur contexte historique, les aventures de Fabian seraient quand même les nôtres. Les 50 premières pages du livre sont d'une drôlerie immédiate sidérante. On entre dans l'univers de Fabian sans période d'adaptation, ni hésitation.
Immédiatement, ses erreurs, ses hésitations, son refus de vivre sans recul une vie aux codes ineptes deviennent les nôtres. Cette empathie, sans conditions ni réserve, permet évidemment à chaque chapitre de la vie de notre anti-héros (de plus en plus rapidement lus) d'opérer une identification singulière, renforcée par le fameux contexte diffus d'une époque qui rappelle tant de choses que nous connaissons.
L'incapacité de Fabian de s'impliquer, la distance pathologique qu'il place entre lui et chaque chose, confirment notre trouble: nous ne savons rapidement plus qui, du personnage de 1931 ou du lecteur de 2016, parle à l'autre.


L'alacrité fait place au doute et finalement à une forme de désespoir, et le tout est si progressif que l'ensemble n'en est que plus implacable. Les amours de Fabian, bouées perdues dans la houle, floués et éperdus dans la foule, voués tour à tour à l'échec ou au tragique un peu grotesque, sont les derniers liens qui nous attachaient à la communauté des hommes. Ces liens sont engloutis avec la rapidité de la chaine d'une ancre qui ne rencontrerait jamais le fond, et il ne reste rapidement plus de place que pour l'absurde.


Ayant commencé par une publicité (après tout, n'est-ce pas le métier de Fabian ?), je conclurai par la dernière phrase de la quatrième de couverture, qui résonne singulièrement dans le grand silence sidéré qui accompagne la fin de la lecture de ce livre, pour la première fois rééditée dans son intégralité: "une mauvaise marée monte sur un monde ivre, et les hommes et femmes de bonne volonté n'ont pas appris à nager".
Que ceci ne vous empêche pas de plonger.

guyness
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le 7 avr. 2016

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