Une grande salle d'attente qui s'appelait l'Europe

Il a fallu laisser passer plusieurs décennies pour que ce roman allemand paru en 1931, traduit une première fois dans une version expurgée, connaisse enfin une publication intégrale tant en ce qui concerne la version originale (en 2013) que sa traduction française (cette année). Brûlé en autodafé lors de la prise de pouvoir hitlérienne, Vers l’abîme dérangeait par le portrait peu flatteur qu’il renvoyait de l’Allemagne de l’entre-deux-guerres. Loin pourtant de faire l’apologie de la décadence comme l’en accusaient ses ennemis, Kästner s’en faisait plutôt le témoin, à travers son héros « assis dans une grande salle d’attente qui s’appelait l’Europe » et assistant impuissant au naufrage de l’ancien monde. Fabian est, comme le Gilles de Drieu ou l’Aurélien d’Aragon, un homme encore jeune et déjà vétéran d’une guerre, tentant de se réintégrer dans une économie en crise. Publicitaire talentueux, il manque pourtant cruellement d’ambition et finit rapidement au chômage, victime de son franc-parler.


Cachant sa révolte morale derrière un détachement de façade et un sens aiguisé du sarcasme, il erre dans le Berlin de la République de Weimar finissante, entre cabarets, bordels, fêtes foraines miteuses et longues files de chômeurs ballotés au gré d’une administration kafkaïenne. « Sa pauvreté était devenue une mauvaise habitude, comme d’autres sont assis tout voûtés ou se rongent les ongles. » Accompagné de son ami Labude, fils de bonne famille tenté par l’engagement politique, ils croisent des sculptrices qui vont et viennent entre leur atelier et un club lesbien, des fous qu’on livre en spectacle au peuple, des travestis morphinomanes, des maquerelles, des couples libertins, des prostitués des deux sexes. Ils s’amusent à choquer les bourgeois par désœuvrement, dissertent sur l’évolution des mœurs et de la situation sociale – « il fallait redonner un peu d’oxygène à l’Allemagne avant de se remettre à l’étrangler » – passent du lit d’une fille de joie à une idylle décevante et inversement.


« Les temps sont durs, l’époque est impie, les justes souffrent » dit à Fabian un de ses anciens professeurs qu’il croise dans son village, après avoir fui la Babylone berlinoise qui l’a dépouillé de tout. Le ton du début est caustique, une ironie désabusée domine, avant de voir le roman évoluer vers le tragique le plus noir, avec son lot de drames amoureux, d’exclusions et de morts – vers une fin abrupte pour ce jeune Allemand qui voulait « devenir quelque chose comme un homme ».

David_L_Epée
8
Écrit par

Créée

le 13 déc. 2018

Critique lue 119 fois

David_L_Epée

Écrit par

Critique lue 119 fois

D'autres avis sur Vers l'abîme

Vers l'abîme
Christlbouquine
8

Critique de Vers l'abîme par Christlbouquine

Publié en 1931, Vers l’abîme met en scène deux jeunes amis dans la République de Weimar : Jakob Fabian et Stephan Labude. Le premier travaille dans une agence de publicité, le second est plutôt aisé...

le 28 août 2023

1 j'aime

Vers l'abîme
David_L_Epée
8

Une grande salle d'attente qui s'appelait l'Europe

Il a fallu laisser passer plusieurs décennies pour que ce roman allemand paru en 1931, traduit une première fois dans une version expurgée, connaisse enfin une publication intégrale tant en ce qui...

le 13 déc. 2018

Vers l'abîme
batman1985
8

Message universel

Vers l'abîme, livre de Erich Kästner, fait partie de ceux qui ont subi l'autodafé contre certains romans et auteurs en 1933 et qui a été brûlé. Jugé pour sa soi-disant dégénérescence et...

le 15 févr. 2018

Du même critique

La Chambre interdite
David_L_Epée
9

Du film rêvé au rêve filmé

Dans un récent ouvrage (Les théories du cinéma depuis 1945, Armand Colin, 2015), Francesco Casetti expliquait qu’un film, en soi, était une création très proche d’un rêve : même caractère visuel,...

le 20 oct. 2015

33 j'aime

Les Filles au Moyen Âge
David_L_Epée
8

Au temps des saintes, des princesses et des sorcières

Le deuxième long métrage d’Hubert Viel apparaît à la croisée de tant de chemins différents qu’il en devient tout bonnement inclassable. Et pourtant, la richesse et l’éclectisme des influences...

le 6 janv. 2016

20 j'aime

1

I Am Not a Witch
David_L_Epée
6

La petite sorcière embobinée

Il est difficile pour un Occidental de réaliser un film critique sur les structures traditionnelles des sociétés africaines sans qu’on le soupçonne aussitôt de velléités néocolonialistes. Aussi, la...

le 24 août 2017

14 j'aime