S’il y a bien deux tares dont souffre l’historiographie contemporaine, ce sont celles de la prétention trompeuse à l’objectivité et d’une certaine médiocrité de style. Yannick Jaffré, avec son dernier livre, se situe à contre-courant de cette tendance, avec sa subjectivité assumée et son écriture brillante, résolument littéraire, bien plus proche d’un volume de Henri Guillemin que d’un article aseptisé de la revue "Historia". Le thème lui-même détonne : une défense argumentée de l’action politique de Vladimir Poutine s’inscrivant dans le cadre d’un essai comparatif avec l’œuvre consulaire de Bonaparte. L’ensemble articule une réflexion foisonnante sur ce que peut et devrait être un Etat républicain et tente de répondre à une question fondamentale : « Comment ressaisir la liberté politique des Anciens dans les conditions de la modernité ? »


Il convient toujours, lorsqu’on lit un essai historique, de commencer par se poser la question : qui parle ? Jaffré est professeur, agrégé de philosophie (ce qui donne une coloration tout à fait particulière à son ouvrage) et président du Collectif Racine. Patriote très porté sur la question sociale, national-républicain, partisan de la laïcité, il se définit ainsi : « Mes recours sont français, c’est-à-dire terriens, gréco-romains, gaulois, catholico-païens. » Plutôt que de se présenter en introduction, il choisit de parsemer son texte de références au point de vue qui est le sien, jouant la carte de la transparence et ne cherchant jamais à se cacher derrière une illusoire neutralité professorale. Lorsqu’il évoque ses années de formation, il explique : « Je rejoignais par là un goût de lecteur, n’aimant pas ces essais où l’auteur demeure comme retiré derrière ses développements, le genre exigeant de lui, à mes yeux, qu’il se présente avec probité pour soutenir des positions claires. »


Il avoue avoir écrit son livre « avec une sympathie attentive qui n’est pas l’ennemie de l’étude » et ne fait pas mystère d’une certaine bienveillance pour la figure de Poutine, bienveillance qui ne se dissocie jamais d’un esprit critique affûté. C’est pourquoi, tout en saluant le retour de l’Etat en Russie et la fermeté du gouvernement dans ses relations internationales, il pointe également les deux points faibles de l’entreprise politique poutinienne : l’instruction publique et la question sociale. Il relève bien « une fibre socialiste que Poutine, ambigu à cet égard, partage et maltraite à la fois » mais il voit plutôt dans sa ligne économique « un nuancé de libéralisme principiel, d’étatisme pratique et de socialisme névralgique ». Maître d’œuvre d’une forme de néo-colbertisme à la russe plus proche d’« un keynésianisme de consommation plutôt que d’un socialisme de production », partisan d’une économie de marché politiquement dirigée, si Poutine « peut être qualifié l’homme d’une réaction “soviétisante”, il n’est en rien l’agent d’une restauration collectiviste ».


Un des mérites du livre est d’oser des comparaisons, parfois audacieuses, entre des personnages et des événements issus d’époques et de contextes différents. A commencer par le parallèle tracé entre Bonaparte et Poutine, deux grandes figures républicaines au sens gréco-romain et machiavélien. Tous deux jouissent du pouvoir mais non pas par le pouvoir, tous deux sont des exemples de sobriété, d’austérité, voire de rigorisme, même si on trouve chez eux « une bonhomie altière, un style parfois délié, des traits d’humour et des réparties cinglantes ». A l’instar d’autres personnages comme Périclès ou De Gaulle, ils sont les « destructeurs d’un ordre ancien, suintent encore la violence des origines mais revêtent déjà la toge des fondateurs ». Dans les deux cas cette destruction s’accompagne d’une volonté de réconciliation : injonction à oublier les conflits du passé, refus de révoquer les biens acquis durant la période précédente. Ni l’un ni l’autre n’étaient prévus dans la pensée libérale car « les chefs républicains la stupéfient ». Les différences existent pourtant. Bonaparte était moins lié à l’Ancien régime que Poutine a pu l’être à l’URSS et si la France révolutionnaire s’est dilatée par l’expansion impériale, la Russie nouvelle s’est rétractée : d’un côté des guerres de conquêtes, de l’autre la perte des anciens territoires soviétiques. Au chapitre des comparaisons, on appréciera le portrait d’Eltsine, qui « ressemblerait à un Danton qui devient complètement Barras » et qui, aux côtés de ses semblables – les Mitterrand, les Chirac – trouvera toujours en face de lui une autre race d’hommes, « celle qui part de Caton, remonte à Robespierre, passe par Bonaparte et mène à Poutine ». Jaffré relie par ailleurs la répression des oligarques russes à l’exécution du Duc d’Enghien et compare Berezovski à Sieyès.


Un essai tentaculaire, qui ne craint pas de parler à la première personne et se donne le temps d’extrapolations éclairantes et d’une réflexion de fond sur le défi national et le rôle des chefs dans l’histoire. Une lecture dense et vivifiante.

David_L_Epée
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le 17 nov. 2015

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