Les deux auteurs sont des journalistes qui se sont spécialisés à partir des années 1980 sur les yakuzas et ont mené des milliers d'interviews en lien avec le milieu yakuza. La préface explique d'ailleurs que le livre a tellement déplu au milieu qu'il a fallu énormément de temps avant qu'il soit publié au Japon.
L'ouvrage compte quelques illustrations et un glossaire commode pour relever certains mots intraduisibles. En fait, ma principale critique serait le format poche qui a été choisi : un ouvrage monumental comme celui-ci mériterait d'être en grand format, ne serait-ce que pour en rendre le feuilletage ou la consultation en va-et-vient plus pratique.
L'ouvrage commence sur le personnage de Sterett, procureur fédéral de Hawaï qui informe sa hiérarchie, en 1976, que des gangsters tatoués qui ont souvent une phalange coupée ont investi sa circonscription. Venus du Japon, on les nomme yakuza. A l'époque, les Etats-Unis ont du mal à le prendre au sérieux à cause de ces détails exotiques. Dix ans plus tard, ce n'est plus le cas.
Ce livre est si détaillé qu'il est difficile d'en espérer un fichage serré. Il s'organise en grands chapitres qui sont de plus en plus longs, mais aussi de plus en plus faciles à lire. On sent que les auteurs sont des journalistes (style coup de poing, amoureux de l'anecdote), mais le travail semble très solide, d'autant que les sources sont indiquées à la fin de chaque sous-partie.
Le premier chapitre, "les débuts", remonte aux origines des yakuzas, avec deux principales branches : les tekiya (colporteurs, gérants de stand) et les bakutos (joueurs). Et un développement sur la relation oyabun-kobun. Cela dit il est difficile de remonter aux origines, je n'ai pas bien compris non plus le lien avec les troupes de théâtre. La dernière sous-partie insiste sur les liens avec l'extrême-droite nationaliste.
Le deuxième chapitre, "les années Kodama", revient sur le Japon dans l'immédiat après-guerre, avec ce grand patron kuromaku (tireur de ficelle caché) que fut Yoichi Kodama, personnage coloré qui fit fortune dans le marché noir en Mandchourie. C'est clairement la partie la plus originale, la plus touffue aussi, avec beaucoup de personnages à retenir. Pour faire simple, le SCAP, sous l'impulsion de Willoughby, va laisser se développer les gangsters et l'extrême-droite par peur de voir se développer l'influence communiste au Japon. Magouilles, milices de gangsters recrutées en prévision de la visite d'Eisenhower, assassinats de syndicalistes des chemins de fer... Une histoire du Japon fort peu reluisante et dont je n'ai jamais entendu parler en-dehors d'un manga bien sombre de Tezuka. L'ère Kodama court jusque dans les années 1970, quand éclate le scandale Lockheed, qui va briser le tabou sur les liens entre les yakuzas et le monde des affaires. Parmi les histoires croquignolesques, la tentative d'assassinat de Kodama par un acteur X d'extrême-droite qui loue un avion pour s'écraser sur la villa du parrain, mais qui vise la mauvaise aile du bâtiment. Vive le Japon.
La troisième partie, plus longue, est plus variée. Elle revient d'abord sur les grands syndicats du crime japonais : Yamaguchi-Gumi ; Inagawa-KaÏ, etc... Elle décrit ensuite leurs différentes activités : les sokaiya, qui achètent des actions pour pouvoir siéger aux assemblées d'actionnaires et racketter les compagnies en brandissant des menaces de scandale/paralysie de l'assemblée. Les sarakin ou usuriers qui vous proposent de rembourser en donnant un rein ; les keizai yakuzas, ou yakuzas financiers, qui profitent de la bulle de l'économie nipponne pour assouvir leurs folies immobilières (avec notamment une fascination pour les golfs). Les aspects plus visiblement sales, comme la traite des Coréennes ou des Philippines. Enfin l'implication des yakuzas dans plusieurs scandales, dont le scandale sanitaire de la baie de Minamata, polluée par des rejets de plomb : la compagnie fera appel aux yakuzas pour déloger les victimes manifestantes, mais elle perdra la bataille de l'opinion.
La dernière partie revient sur l'expansion internationale des yakuzas à partir de la fin des années 1970 : d'abord la Corée, avec le rapt du candidat progressiste à la présidentielle Kim Dae Jung, et le développement de véritables circuits sexuels pour Japonais en Corée (sous l'oeil complaisant du parrain Hizayuki Machii, Coréen d'origine). Les Philippines et la Thaïlande ; plus modérément, la Chine, avec l'accord des Triades de Hong-Kong. L'ouvrage se termine par la question de l'implantation des yakuzas en Occident : Europe de l'ouest ; Hawaï, la Californie ; New York ; Las Vegas ; le Canada.
La conclusion met en doute que les yakuzas aient jamais été chevaleresques, mais concède que la nouvelle génération est sans doute encore pire que la précédente, car seul l'enrichissement personnel compte.
Pour conclure, c'est une mine incroyable d'informations, mais une première lecture laissera peut-être le lecteur un peu dérouté par la masse de personnages évoqués. C'est un ouvrage qui gagne à être relu.
Merci à Julie pour cette belle découverte.