À l'hôtel Bertram a été publié au milieu des années 1960. Et c'est, à peu près, à partir de cette période que les romans d'Agatha Christie ont commencé à perdre en qualité, avec des intrigues exagérément emberlificotées, dans un souci de continuer, à toute force, à surprendre le lecteur, quitte à virer dans l'invraisemblance la plus visible, le tout avec des rajouts de rebondissements, non seulement pas crédibles, mais aussi, pas nécessaires et n'apportant rien au fil conducteur (pour moi, ce souci a sérieusement débuté avec Les Pendules, sorti en 1963 !).


Je retire, de cette triste dégringolade qualitative (qui s'accentuera irréversiblement dans la première moitié des années 1970, c'est-à-dire, dans les cinq dernières années de l'existence de la Reine du crime !), les deux réussites que sont Hercule Poirot quitte la scène (marquant les adieux définitifs avec le fameux détective belge !) ainsi que La Dernière Énigme (disant "au revoir", officiellement, à cette chère Miss Marple, même si un recueil de nouvelles mettant en scène ce personnage sortira trois ans après !), certes publiés, pour le premier, peu de temps avant le décès de la romancière, pour le second, peu de temps après. Mais, pour ces deux œuvres, il y a une bonne raison pour qu'elles soient largement au-dessus des autres de la même époque, à savoir qu'elles ont été écrites durant le début de la Seconde Guerre mondiale, alors que Christie était plus que jamais au sommet du sommet de son talent. Et, comme il faut une exception, je retire aussi La Nuit qui ne finit pas, qui se distingue remarquablement par son aspect plus psychologique, nettement moins dans la volonté de vouloir surprendre à tout prix (mais, rassurez-vous, sur ce point-là, les appétits les plus exigeants seront quand même comblés !), en pénétrant dans les tréfonds de la psyché troublée d'une jeune homme d'une vingtaine d'années (ouais, la presque octogénaire en avait encore à revendre, malgré tout !).


Si j'ai rédigé cette longue introduction, c'est, bien sûr, parce qu'A l'hôtel Bertram souffre de ces défauts.


Cet opus a pour cadre principal un hôtel londonien qui dégage l'impression (peut-être !) de ne pas avoir changé depuis l'ère victorienne, en dépit du fait que l'on évolue dans une toile de fond dans laquelle les Beatles triomphent. Sur ce point, Agatha Christie ne manque pas de poser un savoureux regard sarcastique sur ce contexte, alors contemporain pour elle à ce moment-là (en évoquant la médiocrité de l'architecture d'après-guerre, le fossé entre les générations, etc. !), tout en égratignant aussi le "c'était forcément mieux avant !". Reste que je n'arrive jamais à visualiser Miss Marple (c'est elle qui apparaît ici !) autrement que dans les années 1930 et 1940. Tout comme pour moi, Hercule Poirot n'évolue, pour moi, que dans les années 1920 et 1930, si on fait abstraction de Quitte la scène. Si je plaçais chacun de ses deux caractères dans les décennies d'après, j'aurais l'impression d'avoir affaire à des centenaires.


Mais, pour en revenir à l'hôtel en question, on s'y attache à ce lieu si bien décrit. On a envie de goûter à ces muffins qui y sont servis et qui ont l'air bien délicieux, d'un goût qui n'a pas été affadi par la fadeur de la bouffe industrielle. On s'y attache à cette faune de personnes âgées qui y retrouve la sensation d'un passé depuis longtemps révolu.


Les deux premiers tiers sont notamment consacrés à établir ce cadre, à en faire un personnage à part entière. Pour ce qui est de l'intrigue policière, elle tourne autour d'un gang qui commet des hold-up spectaculaires, avec une efficacité redoutable. S'il se passe constamment, dans cette partie, quelque chose pour que l'on ne ressente pas le plus petit paragraphe d'ennui, malheureusement, le livre est assez prévisible. On ne peut pas dire que les révélations soient surprenantes de ce côté-là.


La surprise du lot réside plutôt dans le fait qu'un meurtre pointe son sinistre nez que très tardivement dans l'histoire. Mais il ne semble être là que pour remplir le cahier des charges d'un roman de Christie, avec le critère obligatoire d'y incorporer au moins une mort pas naturelle (seules quelques nouvelles font une entorse à cette règle dans toute son œuvre complète !). C'est comme la greffe d'un corps étranger qui ne prend pas. C'est extérieur au fil conducteur principal, à savoir les vols. En outre, les motifs de l'assassin ne tiennent pas, les rebondissements, liés à tout ceci, sont condensés dans un nombre trop restreint de pages pour que ça ne paraisse pas précipité et tiré par les cheveux, les preuves solides sont inexistantes (ce sont uniquement des suppositions !), sans parler de la fin en queue de poisson (comme s'il y avait une limite dans l'épaisseur du bouquin à respecter absolument !).


Ah oui, la médecine légale de l'époque donnait déjà la possibilité de savoir si une victime, tuée avec une arme à feu, a été abattue de près ou de loin. En conséquence, dans une réalité se voulant un minimum réaliste, l'être, ayant commis l'homicide, aurait été très vite grillé.


Dans tous les Miss Marple, cette dernière n'est jamais l'enquêtrice proéminente. C'est généralement un autre personnage qui va sur le terrain (là, c'est un inspecteur-chef, du nom de Davies, surnommé "Father", qui endosse ce rôle !). Quant à la frêle vieille dame, elle apporte son indispensable aide en mettant en lumière quelques éléments essentiels, qu'elle a perçus grâce à ses incroyables sens de l'observation et de la déduction, ainsi qu'à la possession d'une lucidité implacable sur ses prochains.


Malheureusement, dans À l'hôtel Bertram, si Miss Marple contribue à la résolution de l'ensemble, c'est quasiment non pas grâce à ses talents exceptionnels, mais, la plupart du temps, parce qu'elle était, par hasard, au bon endroit, au bon moment. Donc, n'importe quel autre caractère, y compris parmi les moins perspicaces, placé dans des circonstances identiques, aurait pu en faire, à peu de choses près, autant. On ne profite pas des masses des particularités du personnage.


En résumé, dans ce représentant assez faible de l'œuvre christienne, on a déjà un gros avant-goût des gros problèmes qui deviendront récurrents dans les derniers opus de la Dame. Si un néophyte souhaite faire connaissance avec Miss Marple, je lui déconseille clairement de se lancer avec celui-là. Je lui recommanderais, à la place, de foncer vers Un cadavre dans la bibliothèque, La Plume empoisonnée ou Le Train de 16 h 50.

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le 25 juil. 2024

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