Retour de lecture sur “A l’ombre des jeunes filles en fleurs” un roman de Marcel Proust, publié en 1919 et pour lequel il a obtenu le prix Goncourt la même année. Il s’agit du deuxième tome de la série “A la recherche du temps perdu” qui en compte sept. Je ne conseillerais pas de commencer la série par ce roman, mais plutôt de la lire dans l’ordre. Comme pour le premier tome, le deuxième est divisé en plusieurs parties. Dans la première partie “Autour de Mme Swan” le narrateur, alors âgé de 15 ans, nous raconte sa vie à Paris avec ses rencontres, notamment avec le diplomate M de Norpois et avec son idole littéraire l’écrivain Bergotte. Il y raconte aussi ses relations avec Gilberte Swan, la fille de Charles Swan et d’Odette de Crécy, dont il est amoureux, mais qui va s’éloigner de lui. Cela le poussera, deux ans plus tard, à partir pour Balbec, une station balnéaire sur la côte Normande. Dans la deuxième partie “Noms de pays : Le pays” il raconte son séjour à Balbec, dans un grand hôtel, avec sa grand-mère et une employée. Il y côtoie un ami, Robert de Saint-Loup, le peintre Elstir, et finit par faire la connaissance d’un groupe de jeunes filles qu’il a observé pendant un certain temps. Il tombe amoureux de l’une d’elle, Albertine, qu’il rend jalouse en se rapprochant d’Andrée, sans forcément arriver à ses fins. Voilà l’essentiel du scénario de ce livre. Ce sont 800 pages, avec une pagination particulièrement dense, tout ça pour nous expliquer comment, très jeune adulte, il a rencontré cette jeune fille Albertine. On est donc très loin d’un page-turner captivant. Lire Proust est un peu pour moi comme gravir un sommet pour un amateur de haute montagne. Je sais que cela va être difficile, le plaisir rare pendant la lecture, mais avec à la fin la grande satisfaction d'être arrivé au bout et d’avoir vécu tout de même une belle expérience littéraire. Tout l'intérêt de ce livre est de se frotter à nouveau, puisque c’est un deuxième tome, à ce style si particulier de Proust. On retrouve cette faculté impressionnante, à décortiquer tous les mécanismes de la pensée, toutes les émotions, lors des événements marquants mais finalement assez banals de sa vie intime, comme ses rencontres avec le groupe d’amies d’Albertine sur la plage ou sa première rencontre avec elle où il a pu lui parler pour la première fois. L’écriture de Proust est même quelquefois hallucinante, il n’a aucune limite, c’est un grand malade. Il arrive ainsi à dériver sur des digressions et à détailler sur des pages et des pages des choses assez insignifiantes comme par exemple la différence qu’il a pu ressentir entre la manière de parler de son poète préféré Bergotte, lorsqu’il le rencontre, et celle qu’il imaginait qu’il avait quand il ne connaissait que ses textes. C’est très long, souvent ennuyeux, mais il y a toujours ces moments de fulgurances littéraires et cette écriture fantastique qui rendent ce livre finalement intéressant et même attachant. Une lecture qui est globalement difficile car elle demande beaucoup de concentration. Les phrases sont longues et complexes, la ponctuation souvent déroutante, il n’est pas forcément évident de suivre le texte après une journée de travail, en étant fatigué. A moins d’y consacrer beaucoup plus de temps, et de sortir ainsi du cadre d’une lecture de loisir, relire plusieurs fois certains passages difficiles est également compliqué vu la densité de la pagination et la longueur du roman. C’est vraiment dommage, car on sent bien qu'une partie de la richesse du texte nous échappe. Malgré tout cela, cela reste une expérience unique et cela ne m’a pas découragé de poursuivre vers le tome suivant “Le Côté de Guermantes”, qui sera mon troisième sommet littéraire à gravir avec Marcel Proust.


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« II n'y a pas d'homme si sage qu'il soit, me dit-il, qui n'ait à telle époque de sa jeunesse prononcé des paroles, ou même mené une vie, dont le souvenir ne lui soit désagréable et qu'il souhaiterait être aboli. Mais il ne doit pas absolument le regretter, parce qu'il ne peut être assuré d'être devenu un sage, dans la mesure où cela est possible, que s'il a passé par toutes les incarnations ridicules ou odieuses qui doivent précéder cette dernière incarnation-là. Je sais qu'il y a des jeunes gens, fils et petit-fils d'hommes distingués, à qui leurs précepteurs ont enseigné la noblesse de l'esprit et l'élégance morale dès le collège. Ils n'ont peut-être rien à retrancher de leur vie, ils pourraient publier et signer tout ce qu'ils ont dit, mais ce sont de pauvres esprits, descendants sans force de doctrinaires, et de qui la sagesse est négative et stérile. On ne reçoit pas la sagesse, il faut la découvrir soi-même après un trajet que personne ne peut faire pour nous, ne peut nous épargner, car elle est un point de vue sur les choses. Les vies que vous admirez, les attitudes que vous trouvez nobles n'ont pas été disposées par le père de famille ou par le précepteur, elles ont été précédées de débuts bien différents, ayant été influencées par ce qui régnait autour d'elles de mal ou de banalité. Elles représentent un combat et une victoire. Je comprends que l'image de ce que nous avons été dans une période première ne soit plus reconnaissable et soit en tous cas déplaisante. Elle ne doit pas être reniée pourtant, car elle est un témoignage que nous avons vraiment vécu, que c'est selon les lois de la vie et de l’esprit que nous avons, des éléments communs de la vie, de la vie des ateliers, des coteries artistiques s'il s'agit d'un peintre, extrait quelque chose qui les dépasse. »

Daniel_Sandner
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Daniel SANDNER

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