En assistant à l'agonie d'un proche, Philippe Jaccottet médite les rudes leçons du temps, du vieillissement et du grand âge. Les poèmes de "Leçons" remettent en question ses fragiles certitudes :
"Autrefois, / moi l'effrayé, l'ignorant, vivant à peine,
me couvrant d'images les yeux, / j'ai prétendu guider mourants et morts.
Moi, poète abrité, / épargné, souffrant à peine,
aller tracer des routes jusque-là !".
Le travail de la mort impose une réalité implacable. Le poète y assiste, puis l'affronte sur la page. Le vieillard affaibli, déchu de sa maîtrise, se retrouve sans défense : Il "semble faible enfançon / dans le lit de nouveau trop grand (...)
Il ne pèse presque plus. / La terre qui nous portait tremble."
Le déclin de ses capacités est rapide :
"Muet. Le lien des mots commence à se défaire / aussi. Il sort des mots (...)
Il n'entend presque plus. / Hélerons-nous cet étranger s'il a oublié
notre langue, s'il ne s'arrête plus pour écouter ?
Il a affaire ailleurs. / Il n'a plus affaire à rien."
Mais décrire de l'extérieur est insuffisant. Jaccottet tente de se mettre à la place du vieillard, de vivre ses émotions :
"Une stupeur / commençait dans ses yeux : que cela fût
possible. Une tristesse aussi, / vaste comme ce qui venait sur lui,
qui brisait les barrières de sa vie, / vertes, pleines d'oiseaux.
Lui qui avait toujours aimé son clos, ses murs,
lui qui gardait les clefs de la maison."
Quand l'agonisant meurt enfin, Philippe Jaccottet réagit avec violence :
"Déjà ce n'est plus lui. / Souffle arraché : méconnaissable.
Cadavre. Un météore nous est moins lointain.
Qu'on emporte cela (...) / arrachez-lui le souffle : pourriture.
Qui se venge, et de quoi, par ce crachat ? / Ah, qu'on nettoie ce lieu."
Dans "Chants d'en bas", le poète médite aussi sur la parole et sur les mots. Il prend vis à vis du langage une distance critique teintée d'amertume :
"Parler est facile, et tracer des mots sur la page,
en règle générale, est risquer peu de choses (...)
Aussi arrive-t-il qu'on prenne ce jeu en horreur,
qu'on ne comprenne plus ce qu'on a voulu faire (...)
Parler alors semble mensonge, ou pire : lâche
insulte à la douleur, et gaspillage / du peu de temps et de forces qui nous reste."
Un autre poème annonce son idéal poétique :
"J'aurais voulu parler sans images, simplement / pousser la porte..."
Mais aussitôt, cet idéal s'avère hors de portée :
"J'ai trop de crainte / pour cela, d'incertitude, parfois de pitié :
on ne vit pas longtemps comme les oiseaux / dans l'évidence du ciel"
Et la réalité terrestre le rattrape. L'inspiration est toujours brève : "et retombé à terre, / on ne voit plus en eux précisément que des images / ou des rêves."
Dans "Pensées sous les nuages", le ciel se ferme, le voyage fatigue, le dos se voûte :
"Je ne crois pas décidément que nous ferons ce voyage (...)
(A ramasser les tessons du temps,
on ne fait pas l'éternité. Le dos se voûte seulement / comme aux glaneuses)."
"Toute joie est très loin" et la vieillesse est souvent une prison :
"Il y a la peine, qui ravine, / il y a le froid qui gagne,
quelquefois c'est comme si l'on n'avait plus de peau, / seulement la pierre des os :
une cage de pierre avec au centre un foyer froid,
une espèce de geôle où l'on ne sait / s'il y a quelqu'un encore à délivrer,
et la clef heurtant les barreaux / fait un bruit dur et mat."