Cinq entretiens d'une vingtaine de pages pour révéler Winston Churchill, c'est un peu comme éclairer une montagne à la lampe torche. On ne saisit ses aspérités que par bribes, par morceaux épars, tandis que ses flancs robustes se colorent par endroits d'une ombre épaisse. Le recueil de Pierre Assouline constitue pourtant une randonnée apéritive tout ce qu'il y a de plus louable. Des historiens français et britanniques y convoquent ensemble le « Vieux Lion » britannique, conservateur opiniâtre qui accéda à la magistrature suprême en 1940, quand Neville Chamberlain se résigna à passer la main après l'échec de la campagne de Norvège. Même s'il faisait l'objet d'une certaine défiance dans son propre camp, Churchill forma rapidement un gouvernement d'union nationale afin de contrer les velléités hégémoniques nazies, lesquelles aboutirent au Blitz de la Luftwaffe, une succession de bombardements qui touchèrent Londres, Liverpool, Birmingham ou encore Coventry, faisant entre 40 et 50 000 morts, ainsi que des millions de déplacés.


Itinéraire d'un cancre


Issu de la haute société britannique, descendant du premier duc de Marlborough, Winston Churchill eut la malchance de naître cadet dans une société qui ne choie que les aînés, ce qui d'une part le priva d'héritage, mais aussi l'empêcha de prétendre à un siège à la Chambre des Lords. Pour intégrer la vie politique de son pays, il dut alors se présenter comme candidat à la Chambre des Communes et courtiser les suffrages. Ancien écolier indiscipliné devenu soldat non-conformiste, il fut néanmoins diplômé de la prestigieuse Académie royale militaire de Sandhurst, avant de devenir parlementaire contestataire, d'obédience conservatrice, puis ministre de l'Intérieur et des Finances. En tant que notable, il baigna très tôt dans une francophilie qui le rapprochera de Léon Blum, Paul Reynaud et Georges Mandel. Il se passionna de bonne heure pour Georges Clemenceau et Napoléon, dont il appréciait la lucidité stratégique et les campagnes armées. En tant que militaire, brave et aventureux, il prit part à toutes les grandes batailles, à Cuba, en Inde ou au Soudan. Il fut nommé Premier Lord de l’Amirauté en 1911, puis regagna les tranchées après son baptême du feu parlementaire.


Alcoolo-tabagique, hypermnésique, champion de polo et escrimeur de qualité avant de se muer en antisportif primaire (son fameux « No sport »), Winston Churchill fut tout à la fois : homme d'État, écrivain, reporter, peintre, soldat et même prix Nobel de littérature*. Il nourrit de tout temps un goût prononcé pour les formules incisives, les facéties verbales et avait le don d'électriser n'importe quel public, de le rallier à sa cause, par un sens peu commun du discours, d'autant plus étonnant qu'il souffrit au cours de son enfance de troubles de l'élocution. Intuitif, pragmatique, ni pacifiste ni belliqueux, bien plus parlementariste que son homologue Charles de Gaulle, le « Vieux Lion » fut méritoirement érigé en emblème de la résistance, lui qui eut la faculté, en tant que Premier ministre, de dresser tout un peuple contre la tyrannie et les totalitarismes qui avaient cours en Europe.


Du flair et de la pugnacité...


Entre deux lampées de whisky, Churchill pouvait avoir des dizaines de visions, certaines prophétiques, d'autres loufoques ou biscornues. Son cabinet et ses proches conseillers avaient alors la charge de recadrer sa pensée, de l'épurer de ses flottements et outrances. Le « Vieux Lion » fut l'un des principaux promoteurs du char de combat. Il croyait religieusement en la modernité technologique et appréhendait parfaitement la nécessité de briser les codes de cryptage allemands. Le physicien Frederick Alexander Lindemann lui rendait régulièrement visite afin de tester de nouvelles armes, parfois au coeur même de son propre jardin. Obstiné et résolument antinazi, il se dressait en première ligne contre les chantres de l'apaisement que furent Neville Chamberlain et Lord Halifax, prêts à frayer avec le régime hitlérien au nom d'une hypothétique sérénité insulaire. Il s'agissait, schématiquement, de fermer les yeux devant l'expansion orientale allemande en gageant que cela suffirait à assouvir l'appétit impérialiste du Troisième Reich. Mais Churchill n'était pas du genre à replier la voilure ; face aux apôtres de l'entente objective, il comprit très tôt la nécessité d'un réarmement de la Grande-Bretagne et d'un accommodement provisoire avec l'URSS, ancien ennemi appelé à se fondre dans une alliance de revers face au nazisme. Sans l'avènement de « Sir Winston » et de son extraordinaire capacité à saisir l'air du temps, d'aucuns ont prédit que Lloyd George, Lord Halifax et le fasciste Oswald Mosley auraient sans doute pris le pouvoir, pactisé avec Adolf Hitler et offert en gage l'Europe continentale aux Allemands. Une perspective dont l'effroi le dispute à la lâcheté.


... mais aussi quelques erreurs de jugement


Tandis que Neville Chamberlain subit avec fracas le contrecoup de la campagne de Norvège, à savoir la désaffection du Parlement britannique, Winston Churchill, Premier Lord de l’Amirauté, fut étonnamment épargné par les députés, malgré une fonction militaire de premier plan. Ce n'était pourtant pas la première fois qu'il se rendait coupable d'un certain manque de discernement. Il y eut des signes précoces d'errements stratégiques à Dunkerque, à Singapour, à Tobrouk, mais aussi dans le détroit des Dardanelles, dès 1915, quand il se heurta aux forces de l’empire ottoman. En tant que chancelier de l’Échiquier, il fit montre d'une profonde méconnaissance des matières économiques ; il prit la décision de revenir à l’étalon-or à un taux tellement élevé qu'il étouffa dans l'oeuf toute reprise de l'activité ; il observa la seconde moitié des années 1920 avec des lunettes datant, au mieux, de la Première guerre mondiale ; il ne tint aucun compte des recommandations de John Maynard Keynes, sans doute l'économiste le plus clairvoyant de l'empire ; surtout, l'homme de lettres qu'il était abhorrait l'aridité des chiffres, dont il peinait réellement à saisir la pleine mesure.


Un homme se défiait ouvertement de son suivisme à l'endroit des Américains : Charles de Gaulle, son protégé, avec qui il entretenait une sorte de relation douce-amère, faite de fascination et de détestation. En retour, Winston Churchill redoutait depuis longtemps la réhabilitation matérielle et organique de l'armée française. Il y objectait un équilibre des forces qui aurait été de nature à annihiler toute velléité expansionniste sur le continent. Le général De Gaulle lui donna en revanche quitus à l'occasion de la bataille de Mers el-Kébir, quand il fut décidé de couler une escadre de la flotte française pour éviter que les nazis ne s’en emparent inopportunément. Les Britanniques craignaient d'autant plus un débarquement allemand que les Français avaient d'ores et déjà signé l’armistice. Cela étant, d'autres failles, de différents ordres, se firent jour dans la réflexion du « Vieux Lion ». Ainsi, sa germanophobie et sa méfiance vis-à-vis du militarisme prussien furent contrebalancées par une admiration trouble à l'égard de Benito Mussolini et du général Franco, dont il ne comprit que tardivement les ambitions mortifères. Sur le plan intérieur, il fut considérablement affaibli par la crise d'abdication du monarque Édouard VIII, qu'il soutenait presque inconditionnellement, tandis qu'un vif débat sur son anticipation présumée des bombardements de Coventry donna lieu à toutes sortes de supputations. Avait-il abandonné la ville au feu des Allemands ?


Quelle descendance politique ?


Comme tout héritage, celui de Winston Churchill prête à discussions. Parmi les historiens interrogés par Pierre Assouline, certains évoquent, de près ou de loin, l'expédition menée par Anthony Eden au canal de Suez, celle de Tony Blair en Irak, ou encore la pugnacité de Margaret Thatcher face aux mineurs grévistes ou durant la guerre des Malouines. Dans tous ces cas de figure, c'est l'opiniâtreté des acteurs, et non la philosophie politique, qui fait réellement sens. Même les néoconservateurs de George W. Bush se réclamèrent d'une certaine filiation churchillienne, comme si cela suffisait à les disculper de tout amateurisme, à légitimer leurs guerres « préventives » en totale contraction avec la législation onusienne. Sans doute peut-on usurper une ascendance pour flatter l'opinion.


Concernant l'avenir européen de la Grande-Bretagne, Churchill développa une vision apaisée que l'on ne perçoit ni dans le « I want my money back » de la baronne Thatcher, ni dans l'improvisation référendaire de David Cameron ou le jeu ambigu de Theresa May. Mais peut-être devrait-on avant tout retenir du « Vieux Lion » son sens affûté de l'Histoire, sa foi obstinée en la démocratie, sa combativité jamais démentie. Il veilla au respect des opinions même en temps de guerre ; il mena des politiques sociales financées par l'imposition des nantis, quitte à froisser un peu plus les Tories ; il s'opposa avec une verve inépuisable au nazisme et au communisme. Enfin, Winston Churchill nous administra une ultime leçon de démocratie bien malgré lui : tout seigneur de guerre qu'il fut, l'opinion le rejeta néanmoins sans coup férir, quelques mois à peine après la victoire des alliés sur les troupes du pacte tripartite. C'est le terne et désormais oublié Clement Attlee, cadre travailliste, qui présida alors à la destinée et reconstruction de la Grande-Bretagne.



  • Contrairement à Charles de Gaulle, qui ne fut jamais récompensé par l'Académie Nobel, Winston Churchill n'écrivait pas seul : un contingent bien garni de nègres et de spécialistes lui apportaient une matière brute qu'il retravaillait ensuite en orfèvre, prose châtiée et formules pénétrantes à l'appui. Ses mémoires de guerre lui procurèrent une fortune qu'aucune carrière politique, en Grande-Bretagne ou ailleurs, n'aurait permise.

Cultural_Mind
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le 27 déc. 2018

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