« Plonger au fond du gouffre, Enfer ou ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! »
Depuis que la rencontre, qui n’avait duré que quelques secondes, avait eu lieu, la jeune fille ne cessait d’y penser : elle se revoyait , dans sa robe de percale bleue, les bras chargés de fleurs des champs, tandis que la voiture, venant de la ville, se dirigeait vers elle ; une présence qu’elle avait ressentie comme un signal, la forçant à s’arrêter sur l’herbe du talus, pour bien voir.
Adrienne connaissait de vue le Docteur Maurecourt, récemment établi dans la petite ville de La Tour-l’Evêque , alors, en passant, conscient du regard aigu que sa jeune voisine lui lançait, le médecin, d’un geste furtif, presque hésitant, avait porté la main à son chapeau, ses yeux si sombres dans le visage un peu blafard, se posant sur elle l’espace d’un instant, avant de la dépasser.
Une route qui avait vu la jeune fille, chaque jour une semaine durant, refaire le même parcours, les bras chargés de marguerites ou de reines-des prés, attendant de voir apparaître la voiture au détour du chemin.
Comment expliquer cette sorte de rêve éveillé qui la faisait se poster, l’âme excédée d’ennui et le cœur rempli d’espoir, à l’endroit même où Il lui était apparu, sinon par la ferveur insensée d’un être jeune et profondément seul qui sentait déjà sa vie lui échapper…
À l’instar de Flaubert qui proclamait : « Emma Bovary, c’est moi »,
Julien Green déclara : « Adrienne Mesurat c’était moi , entouré d’interdits qui me rendaient fou. »
Adrienne, c’est l’oiseau blanc enfermé dans une cage, à l’image de sa jeunesse qui se consume entre un père, vieillard tyrannique à l’égoïsme sans bornes et une sœur aînée souffreteuse, vieille fille envieuse et aigrie qui à 35 ans, semble arrivée au terme d’une existence pathétique dans l’étouffante médiocrité de la province et de ses ragots.
Alors, comment ne pas s’évader dans ses rêves quand on a 18 ans, la grâce et l’ardeur de la jeunesse et que l’ennui vous submerge, comment ne pas avoir envie de vivre, tout simplement ?
Il lui avait suffi d’un seul regard, saisi au vol, pour rendre à jamais insupportable cette existence sans avenir, et faire de cet homme à peine entrevu, son «sauveur».
« Il y en a qui ont des maladies, moi je suis amoureuse, il n’y a rien à faire. »
se répète Adrienne lors de ses fréquentes insomnies, et tout en pleurant, elle finit par s’endormir.
Même ses rêves ne lui appartiennent pas, on les lui vole : la jeune fille émue, qui se penche à l’extrême bord de la fenêtre, tentant d’apercevoir le pavillon blanc de la rue Carnot, le cœur battant quand elle croit distinguer la silhouette de Maurecourt, les promenades nocturnes qui la rapprochent de lui, où elle s’imagine mettre ses pas dans ceux de son bien aimé, ne sont pour sa sœur, sentinelle du pire, que les manifestations du vice et du mal qui possèdent Adrienne.
Mais l’oiseau pris au piège se débat, résiste à la chape de plomb qui s’est abattue sur lui, secoue ses chaînes et ouvre la cage, lors d’un affrontement terrible, où le vieux Mesurat, ivre de rage, crache sa haine et son mépris à la face de la fille indigne qui a osé le défier, lui, le père tout puissant.
Une gifle puis deux, insultes et menaces pleuvent sur Adrienne qui tremble de fureur contenue tandis que le vieillard, hors de lui, décoche la flèche ultime :
« Attends un peu, je vais aller le voir ton docteur, je lui apprendrai à toucher à une Mesurat ! Tu ne me crois pas, peut être ? Tiens, j’y vais ce soir, chez ton Maurecourt ! »
Adrienne Mesurat, c’est le drame d’une jeune femme emmurée vivante, que l'ennui et la souffrance, dus à la privation de liberté, vont conduire, de façon inéluctable, au meurtre, et nous assistons, fascinés et impuissants, à la déliquescence d'un être en proie à une véritable psychose : bourdonnements d’oreille, hallucinations et crises d’angoisse à répétition, autant de phénomènes qui signent les tourments de l’esprit, l'hystérie de la chair et l'emprise de la folie.
Julien Green donne à ce roman psychologique aux composantes freudiennes, la dimension d’une tragédie, disséquant avec un art consommé et dans un style fluide et précis, cette âme en peine, cette «sourde muette dans un monde d’aveugles», cette fille, obstinée et faible à la fois, qui illustre toutes les contradictions et les pesanteurs de sa condition en ce début de XXe siècle.
« Nous qui sommes bornés en tout, comment le sommes-nous si peu lorsqu’il s’agit de souffrir?»
(Marivaux : La vie de Marianne)