Kaoutar Harchi ne déçoit pas. Je connaissais un peu l’écrivaine (Comme nous existons, Littérature et révolution), j’ai récemment découvert ses travaux de sociologue de la littérature à l’occasion de l’attribution du Goncourt à Kamel Daoud, et la voilà tout ça à la fois, ainsi que philosophe et essayiste. Ainsi l’animal et nous (quel titre !) est un récit-essai philo-politique, historique et littéraire – un peu en miroir du Triste Tigre de Neige Sinno –, une somme considérable, un essai très fort et marquant défendant une position théorique assez révolutionnaire : la lutte antispéciste prolonge les luttes sociale, féministe et anti-raciste. Ou plutôt, la question de l’animalisation, c’est-à-dire les processus sociaux et politiques par lesquels un groupe d’individus est altérisé, minorisé, distingué radicalement du groupe majoritaire, traverse et recouvre celle de la domination.
La domestication s’apparente à une technique de l’autre qui fut éprouvée à travers la relation de l’humain à l’animal mais fut mobilisée, également, entre humains et plus précisément entre des humains dont l’humanité était certaine et des humains dont l’humanité ne pouvait qu’être remise en cause. De là, il importe de penser par-delà la différence des corps animaux et d’un certain type de corps humains et de considérer la chaîne politique qui, tel un même lien, les entrave. (p. 273)
Ce livre est à la fois revigorant intellectuellement et très dur : les descriptions précises de l’abattage des vaches ou ce chapitre hallucinant sur la « vie » des truies reproductrices (p. 149-162) sont à la limite du supportable. Kaoutar Harchi part d’un souvenir personnel, la morsure d’un de ses amis, Mustapha, quand elle avait cinq ou six ans, par un chien policier, et ces mots du policier devant les protestations des habitants : « C’est vous les chiens, c’est vous qu’on va crever » (p. 16). Tout est là : qui est humain ? qui est animal ? Et surtout, qui dispose, pour parler comme Bourdieu, du pouvoir symbolique pour (im)poser la frontière ? À partir de là, l’autrice propose une réflexion historique passionnante, qui nous emmène aux racines de la philosophie occidentale (la distinction nature / culture), en 1492 avec l’animalisation des peuples autochtones découverts, l’esclavage, les zoos humains du XIXe siècle colonial, les suffragettes, l’invention des abattoirs préfigurant l’usine taylo-fordiste, préfigurant elle-même les camps de concentration et d’extermination.
Reconnaître est une épreuve. Quand nous reconnaissons, nous ne découvrons pas une chose nouvelle, nous acceptons de savoir ce que nous savions déjà mais qu’il nous était plus agréable et intéressant de méconnaître, de méconnaître sciemment, d’ignorer. Reconnaître les animaux est une abdication du règne humain. Celui-là même qui nous permettait de ne pas voir le monde tel qu’il est mais tel qu’il est pour soi seulement. En reconnaissant les animaux, nous abolissons les cadres anciens et majeurs de notre perception du visible et de l’invisible. (p. 49-50)
Les longs développements sur la pensée nazie et son rapport à l’animalisation sont tout à fait intéressants, quoi qu’un peu déconcertants, dans le dernier tiers du livre. Et la fin sur la guerre d’Algérie m’a un peu perdu, je dois bien le reconnaître. Néanmoins, l’articulation intersectionnelle (utilisons des gros mots) des questions de domination (bourgeoise, raciste, patriarcale) autour du spécisme offre des perspectives philosophiques et politiques nouvelles et bienvenues. On lit depuis quelque temps dans la presse que les gauches françaises phosphorent pour renouveler leur matrice idéologique ; elles feraient bien de lire Ainsi l’animal et nous, qui se conclut par un programme tout trouvé et confirme l’importance et l’envergure de Kaoutar Harchi chez les écrivain·es et intellectuel·les d’aujourd’hui :
Comment être humain si cette humanité est le corollaire de l’animalité ? Et si nous cessons de nous définir comme communauté humaine – qui ne sait distribuer l’humanité qu’avec parcimonie et jalousie –, que deviendrons-nous alors ? Vaste est le choix : égaux, libres, justes. (p. 299)