Alamut est l’histoire d'un homme. Un homme qui comme tout Homme, est en quête de sens.
Ce sens, il va le chercher dans la vérité. Mais qu’est-ce que la vérité ? La réalité ? Où commence et où s’arrête l’illusion ? Dans cette quête, il va s'y livrer tout à fait, jusqu’à découvrir sa vérité : celle où il s’agit de comprendre qu’il n’y en a pas !
De cette compréhension, un projet fou naîtra et bouleversera notre monde. Des assassinats politiques ayant bouleversés la perse du XIe au XIIIe siècle, jusqu’à l’ensemble de la manipulation idéologique, du fanatisme religieux, et du totalitarisme politique que notre monde connaît depuis : Alamut est une analyse universelle et intemporelle des dynamiques de pouvoir et de la nature humaine.
Cet homme en question, c’est Hassan Ibn Sabbah, créateur de l’ordre des Assassins au sein de la branche radicale Nizârites des Ismaéliens, communauté indépendante, coupée à la fois du pouvoir central des califes abbassides sunnites de Bagdad et des autres courants chiites, notamment le califat fatimide en Égypte.
Hassan grandit au coeur de la Perse du XIe siècle dans un environnement familial religieux où il se fascine rapidement pour la doctrine pleine de mystère de l'arrivée d'Al-Mahdi. Cette figure n'ayant pas la même place dans les différents courants de l'islam, elle le pousse à s’intéresser très jeune à ces disparités, et devient rapidement érudit en théologie musulmane.
En fouillant dans les moindres recoins théologiques, son désir de vérité n’était pas assouvi. De soupçons en soupçons, une prémonition athée sur le réel pouvoir de ces disparités s’est insidieusement instaurée en lui.
« Rien n'est vrai, tout est permis » la doctrine secrète de l'ismaélisme visant à motiver les foules fatimides chiites dans les luttes contemporaines lui est finalement révélée. Bien que rassurant son esprit qui n’avait pu trouver son apaisement dans les textes religieux, il se refuse à accepter comme telle cette doctrine allant à l’encontre des merveilleuses histoires religieuses ayant bercées son enfance.
Initialement offusqué et atterré par ces mots des dirigeants religieux prouvant ainsi le seul objectif d’endoctrinement de ces croyances, il se donne deux missions : étendre son érudition à tous les autres domaines de connaissances pour y chercher la vérité qu'il n'a pu trouver dans la religion musulmane, mais avant tout aller prévenir le peuple des couleuvres que la religion et ses dirigeant lui fait avaler.
Mais que vaut la contestation incessante et l’éternelle incertitude face au mensonge rassurant et palpable ? Face à quelques doutes et fausses notes sur des contes et fables dans l'ensemble bien ficellés ? Tout le monde ne place pas la vérité comme reine des vertues. La majorité de la population a besoin de croire, a besoin de contes plus que de vérité.
Mais pas lui ! Pour Hassan c’est la vérité qui est seule primordiale. Devenu érudit dans tous les domaines de connaissances, sa soif de vérité l’oblige à se rendre compte de l’absence de vérité absolue. La doctrine ismaélienne s’impose alors finalement à lui : Rien n’est vrai. Ceci étant, tout est-il cependant permis ? Tout serait alors réalisable ? Il fait le choix de vérifier sur le terrain cette possibilité.
Et ce terrain c'est sa vie, avec ce plan mâchouillé d'abord à la Montecristo puis organisé pendant plus de vingt ans, prenant acte final dans la forteresse d'Alamut, que Vladimir Bartol nous offre dans ce roman historique formidable.
C’est assez tard dans le roman qu’on découvre Hassan et son plan. Sur les 200 premières pages du roman on suit deux groupes principaux au sein de la forteresse d’Alamut. Construit à merveille, cette attente nous fait, comme les protagonistes que l’on suit, idéaliser le Seigneur d’Alamut.
On découvre cette forteresse où s’organise un plan, une expérience, imaginé vingt ans plus tôt, où l’objectif sera d’incarner le conte que la majorité de la population qu’il aura essayé de prévenir lui a montré nécessiter.
Deux groupes, avec deux protagonistes principaux : d’une part Halima, au sein de jardins où Hassan inspire à réaliser une reproduction du paradis, de l’autre Ibn Tahir, descendant d’un martyr ismaélien, qui rejoint Alamut et sa classe d’élite : celle des fédayins.
On découvre l'univers où s'ouvre le roman à travers les questionnement remplis d'innocence de Halima. A la différence des autres filles destinées à jouer le rôle de houris dans ce paradis terrestre, Halima cherche à comprendre la situation. Cette quête de sens l’emmènera à souffrir de sa situation jusqu’à une fin tragique.
Ces jardins cachés à l’arrière d’Alamut permettent de créer l’illusion chez les partisans d’Hassan de son contrôle sur l’entrée au paradis. Ils sont destinés aux fédayins dont Ibn Tahir fait parti. Avec Yusuf et Souleyman ils sont les trois meilleurs éléments et deviennent ainsi les premiers envoyées dans les jardins. Drogués et manipulés, ils en ressortent changés à tout jamais, errant dans l’attente d’une nouvelle occasion d’y retourner. Faire désirer la mort. Qui ferait meilleurs assassins que ces jeunes, sortant de classes d’élites militaire comme théologique, n’attendant qu’un mot de leur seigneur pour se jeter corps et âme dans leur mission : qu’ils réussissent ou qu’ils échouent, ils vont pouvoir regoûter au paradis. Seul le lecteur, et Ibn Tahir sur le (trop) tard, connaissent la différence entre les jardins d’Alamut et le paradis céleste.
De la recherche de la vérité au désir de pouvoir, basé sur un dévouement aveugle qu’il organise autour de mensonges ayant pour objectif de créer chez ses adeptes un désir fou de mourir… Si je vous demandais à partir de là si ce Hassan Ibn Sabbah est un brave type ou pas, que me répondriez vous ? Probablement par la négative. Et probablement que j’aurais du mal à vous faire entendre le contraire ! Mais selon moi c’est dans la tentative de réponse à cette question que le roman gagne son 10/10.
Hassan justifie tout au long du livre son projet sur le plan philosophique. On découvre ce plan terrifiant en même temps qu’Hassan le révèle à ses plus proches alliés. Tout comme nous ils s’offusquent du plan monté par Hassan. En leurs exposant sa vision des choses c’est à nous lecteur qu’il explique la complexité de ces questions autour de la vérité, donnant la dimension philosophique à l’oeuvre.
Empédocle et l’importance des sens pour nous lier à notre savoir, Démocrite et le mensonge de nos sens, Épicure et sa quête des plaisirs, Protagoras et son homme pour mesure de toute chose, Héraclite et son panta rhei …
Et de toute façon les hommes s’entretuent pour des motifs plus bas encore, les foules craignent l’incertitude et préfèrent un mensonge qui affirme à un savoir, même sublime, qui n’offre pas de prise. N’a t’il pas rassuré plus de personnes qu’il n’en a tué ? N’a t’il pas oeuvré pour repousser l’envahisseur turque ? La force de toute organisation repose sur l’aveuglement de ses partisans. Qui n’est pas aveugle ? Qui est extérieur à toute organisation ? Qui n’est pas en prison ? Qu’est-ce que la prison pour celui qui ne sait pas qu’il est dedans ? Ce serait alors pour ceux qui connaissent la supercherie que le plan est difficile à entendre. N’était-ce pas alors un bel acte de la part du leader et de son entourage d’endurer cette difficulté pour le bien de la cause suivie ? Lui qui a accepté l’illusion comme principe de l’être vivant, qui l’endosse et vit avec pour le bien être de son entourage. Sur Aaraf on est toujours seul… Où commence la tromperie et où finit la vérité ?
Expert en rhétorique, utilisation extrême d’arguments nihilistes et relativistes… Quand tous nos sens nous crient que ce qu’il se passe est mal, mais que notre esprit bloque sur des sophismes nous laissant croire le contraire.
Rien n’est vrai, tout est permis. Doctrine ismaélienne mise en pratique par Hassan Ibn Sabbah. Un livre qui invite à réfléchir sur la nature de la vérité et de la moralité, tout en illustrant les dangers d’un monde où les croyances peuvent être manipulées à des fins de pouvoir et de contrôle.