Ce court roman n’est peut-être pas inoubliable. La jeune Rosalie s’éprend d’Albert Savaron de Savarus, qui aime déjà la princesse Gandolphini. La princesse est mariée, mais a fait jurer à Albert qu’elle serait sienne à la mort du prince, bien plus âgé qu’elle. Alors Albert, pour patienter, fait de la politique. Rosalie, guidée par « l’amour [qui] explique tout aux jeunes filles » (p. 987), s’appliquera à ruiner sans la connaître l’amour de celui qu’elle aime.
Un aspect surtout rend le roman singulier : le personnage fictif de Savarus, Bisontin d’adoption et écrivain à ses heures, y publie dans une revue tout aussi fictive une nouvelle intitulée l’Ambitieux par amour, naturellement reproduite in extenso par Balzac. Dans cette nouvelle, qui retrace à la première personne l’amour de Savarus (sous le nom de Rodolphe) pour Francesca Gandolphini (d’abord sous le nom de Fanny Lovelace, emprunté du reste à Richardson) figurent d’autres personnages fictifs figurant dans Albert Savarus, et ailleurs dans la Comédie humaine. C’est-à-dire réels dans le cadre du cycle : Savarus ferait alors figurer Léopold, Jeanrenaud ou la vicomtesse de Beauséant dans l’Ambitieux par amour comme Balzac fait intervenir Napoléon dans la Vendetta.
Autrement dit, ces trois personnages appartiennent à la fois au monde de Savarus et à celui de Balzac. Ajouter à cela que l’amour de Savarus et de la princesse Gandolphini emprunte des traits à celui de Balzac pour la comtesse Hanska : la Suisse, l’attente, le « Vous êtes libre » écrit par la veuve de fraîche date, la malveillance d’une nommée Rosalie… Comme le résume une page d’un excellent site consacré à la Comédie humaine, « le procédé de mise en abyme, déjà fort complexe au sein même du texte romanesque, se trouverait ainsi répercuté dans la réalité biographique de Balzac ».
Impossible alors de ne pas penser à la question que se pose, un jour ou l’autre, plus d’un lycée face au commentaire d’un texte qui lui paraît une surinterprétation : Mais l’auteur a fait exprès ? L’éditrice du roman en « Pléiade » semble penser que non, parlant d’« énigme de création littéraire […] posée par le fait que Balzac introduisit dans l’Ambitieux par amour des personnages de la Comédie humaine » (p. 1525). De fait, le style du récit enchâssé ne diffère pas de celui de son récit cadre.
Quant à moi, j’aime à me dire que le romancier procède ici de façon délibérée – « le portrait esquissé par le plus capable des vicaires généraux du diocèse eut d’autant plus l’attrait d’un roman pour Rosalie qu’il s’y trouvait un roman » (p. 30), écrit-il ailleurs. Cela ne signifie pas nécessairement qu’il maîtrise tous les effets des procédés qu’il utilise – quel écrivain digne ce nom les maîtrise ? –, mais qu’il n’est pas sa propre dupe, pas plus qu’il n’est l’espèce de rhinocéros en rut qui charge tout ce qui bouge pourvu que cela ressemble à une description réaliste ou à de la physiognomonie, auquel on le réduit parfois.
Et pour le reste ? Pour le reste Albert Savarus ressemble à une de ces chroniques provinciales dont la province ne sort pas grandie – « Pour vous faire comprendre combien cette vie est exorbitante, il est nécessaire d’expliquer Besançon en quelques mots. Nulle ville n’offre une résistance plus sourde et muette au Progrès » (p. 919-920). J’ignore si Balzac l’a véritablement fondée, mais il a contribué à asseoir cette vision d’une province étriquée et médisante qui, après être passée pêle-mêle par la littérature fin-de-siècle (cf. par exemple Bruges la Morte) et par le cinéma (cf. Chabrol) irrigue aujourd’hui encore un certain nombre d’Intellectuels des Grandes Villes qui préfère l’appeler région.
Notons que là encore, le propos du romancier n’est pas sans ambiguïté : lorsqu’il écrit que « les savants observateurs de la nature sociale ne manqueront pas de remarquer que Rosalie fut l’unique fruit du mariage des Watteville et des de Rupt » (p. 914), il oblige le lecteur, non sans ironie me semble-t-il, à adopter le regard de ces « savants observateurs » qui est aussi le sien, et à en tirer des conclusions parfois peu charitables quant aux liens de M. de Rupt et de Mme de Watteville. (On notera d’ailleurs qu’ici, le mariage n’est pas celui d’un homme et d’une femme, mais de deux familles…)
Du reste, comme souvent chez Balzac – cette formule va finir par me rendre fou ! –, des sortes de maximes générales éclosent çà et là, au milieu de la narration, parfois de façon inattendue dans la même phrase : « Aussi à toutes les agaceries de sa mère, répondait-elle [Rosalie] par ces phrases si improprement appelées jésuitiques, car les jésuites étaient forts, et ces réticences sont les chevaux de frise derrière lesquels s’abrite la faiblesse » (p. 925). La nouvelle enchâssée de l’Ambitieux par amour comporte évidemment de tels propos, dont je laisse volontiers la responsabilité à l’auteur – « Pour peu que vous frottiez un Suisse, il reparaît un usurier » (p. 941) !
Albert Savarus se termine en comédie douce-amère – un mariage, un exil, un célibat (ce qui est peut-être un exil social) –, après une scène de première entrevue entre deux rivales qui n’est pas sans rappeler, condensée, la visite d’Augustine à la duchesse de Carigliano dans la Maison du chat-qui-pelote. Il en résulte une remarquable impression de gâchis.