Presse dithyrambique depuis la parution en janvier, éloge unanime au Masque et la Plume en février, prix du Livre Inter en juin ; par réflexe snob, esprit de contradiction, ou un peu des deux, j’abordais ce livre avec prudence, prêt à en faire une lecture minutieuse et à en souligner les moindres défauts. Raté. Aliène est un excellent roman et son autrice une styliste de talent. Quelle langue, quelle voix contemporaines, quel talent de composition littéraire !
Fauvel, le personnage principal du roman, arrive à la campagne chez le père de son amie Mado pour garder son chien pendant un voyage. Dès les premières phrases, on pense à Houellebecq pour l’humour, le talent d’observation et de satire sociale de l’autrice :
C’est une drôle d’idée que de vouloir faire le tour du monde, une idée d’un autre temps estime Fauvel, mais Luc est un être d’un autre temps, un type qui apprécie la bonne chère et les bonnes femmes, et qui aime à le dire. On l’imagine aisément, plus jeune, partir en Inde en stop, prendre des drogues psychédéliques, devenir bouddhiste, puis progressivement, à son retour, se remettre à manger du saucisson et commencer à voter au centre-droit. (p. 10)
Puis Fauvel se retrouve seule avec Hannah, une chienne clonée dont la parente est empaillée dans le salon. Luc adorait Hannah I, mais son clone n’a pas hérité de sa gentillesse : elle peut être agressive et imprévisible. Fauvel attend, on ne sait pas trop quoi, dans une ambiance oppressante, et là on pense au Godot de Beckett, cette attente est insoutenable, on a peur sans savoir pourquoi, tout est flou (et quand c’est flou…), il se passe des choses étranges, on n’arrive pas à distinguer ce qui relève du rationnel ou de l’onirique. Michel, thésard en sociologie des croyances surnaturelles (genre de Jeanne Favret-Saada), est supposé incarner le discours scientifique, la vérité rationnelle, et pourtant il ne fait qu’ajouter du mystérieux au bizarre. On découvre avec lui que les gens du coin croient aux extra-terrestres, il y a des histoires d’animaux sauvages, de bétail tué dans la nuit, beaucoup de brouillard, et Hannah, cette chienne clonée dont les locaux ont peur. Là, on pense au Banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs, roman fou et grandiose de Matthias Énard où l’on suivait le glissement vers le mystique et la magie d’un thésard, en anthropologie cette fois-ci, enquêtant dans les Deux-Sèvres. À ces menaces floues et indéterminées s’ajoute la beuh que fume abondamment Fauvel pour atténuer la douleur de son œil éborgné, qui n’aide pas à s’y retrouver.
Phoebe Hadjimarkos Clarke saisit quelque chose du zeitgeist et de l’esprit de sa génération, un peu comme Sally Rooney sur un tout autre terrain (promis, j’arrête le name dropping) : cette sensation d’oppression sourde, cette impression de lente fin du monde, elle les restitue avec une justesse et une finesse impressionnantes dans tout le roman. Ce n’est que son deuxième livre et on voit quelle styliste affûtée (et drôle) elle est : elle parle de « mille papouilles gâtifiantes » (p. 22) pour décrire le salut de Luc à sa chienne, et on se dit que oui, c’est très exactement ce que font tous les gens un peu gagas à leurs animaux domestiques.
Elle rit de bonheur, la voix cassée, elle enlace Fauvel, elles retrouvent la fusion des amitiés de jeunesse, l’excitation au creux du ventre. Fauvel se souvient que c’est grâce à Mado qu’elle est là, que c’est Mado soucieuse et pleine d’affection qui a permis son évasion de l’épouvante de la ville, que Mado a compris sa terreur, que Mado ne l’a jamais abandonnée. / Avec une affection, une attention infinies, Mado assise sur une souche sèche roule un gros zder illuminée par le soleil comme une aura. (p. 134-5)
Au final, on ne sait pas vraiment qui a tué – en tous cas je ne le dirai pas –, ce qu’est Hannah, si Fauvel est une narratrice fiable, mais on a une certitude : Aliène est un grand roman hybride et unique sur la peur, la violence, l’animalité, et Phoebe Hadjimarkos Clarke une grande écrivaine contemporaine.