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"Way to go, Dallas !" Tu aurais pu atteindre l'immortalité rien qu'avec la série TV au générique le plus célèbre de tous les temps, mais en vraie Texane impitoya-aaableuh que tu es, il a fallu que tu te paies le scalp du président des États-Unis d'Amérique John Fitzgerald Kennedy en personne, avec le brushing légendaire qui va avec. Et pour faire bonne mesure, les derniers rêves d'innocence d'une jeune nation qui n'est pas encore au bout de ses peines. American Death Trip : rarement titre aura été mieux réadapté.


R.I.P., J.F.K. En à peine trois petites années de mandat, tu auras marqué les esprits - tout en te faisant un sacré paquet d'ennemis au passage, comme nous l'avons vu dans le précédent tome de la "Trilogie américaine" de James Ellroy, American Tabloid : mafieux italiens de tout poil, Camionneurs en colère, Klansmen en kolère, Cubains castristes et anti-castristes, faites votre choix... Ellroy, toujours aussi iconoclaste, a fait le sien. Le problème, constate-t-il, c'est qu'au fond, aucune des hypothèse susmentionnées ne fait l'unanimité dans l'Amérique traumatisée de cet après-midi du 22 novembre 1963.


"Un dingue a descendu le président", déclare laconiquement un policier du cru, corrompu jusqu'à la moelle. Il faut dire que la fameuse "théorie du tireur unique" arrange tout le monde, en premier lieu desquels le directeur du FBI, l'impayable John Edgar Hoover, ennemi juré du clan Kennedy : "Je suis tout à fait convaincu qu'Oswald a agi sans aucune aide. Votre tâche consiste à isoler les noms des témoins potentiellement gênants qui risqueraient de contredire cette thèse", ordonne-t-il sans ambages à son agent Ward J. Littell, ex-informateur désabusé par les Kennedy et devenu l'avocat de la mafia.


C'est donc tout naturellement que nous retrouvons Littell à Dallas, assisté de son ami le géant franco-canadien Pete Bondurant, exécuteur des plus basses œuvres du crime organisé. Nous faisons également la connaissance d'un petit nouveau : Wayne Tedrow Jnr, flic de Las Vegas et fils d'un millionnaire mormon d'extrême-droite, débarqué dans la chaleur texane avec en poche les six mille dollars du titre original (The Cold Six Thousand), afin de régler son affaire à un maquereau afro-américain mal vu des patrons de casinos. Sa route va croiser celle de Littell et Bondurant, pour changer son existence à jamais.


Aux yeux d'Ellroy, il en va du jeune Tedrow comme de l'Amérique toute entière : il y a un avant- et un après-Dallas. Sous la plume experte du romancier, les événements s'enchaînent de manière impitoyable, comme un domino de l'horreur : la mort de "Jack" Kennedy muselle la croisade anti-mafia de son frère Bobby, ce qui donne aux parrains les mains libres pour noyer les populations noires du sud et de l'ouest sous la drogue, d'où les émeutes raciales et leur cortège de violences, en dépit de tous les efforts du révérend Martin Luther King, cible n°1 de Hoover. Ajoutez à cela le cauchemar de la guerre du Vietnam, avec son cortège de massacres à la sauce sex, drugs and rock'n'roll, et vous obtenez un final en apothéose, avec le double assassinat de King et Bobby, que le lecteur voit arriver comme un accident de voiture filmé au ralenti.


Comment parvenir à cumuler autant d'étapes majeures et tragiques de l'histoire récente des USA en un peu moins de mille pages ? Ellroy y est une nouvelle fois parvenu, avec le brio et l'absence de compromis qu'on lui connaît. Il réussit même l'exploit de faire encore mieux qu'American Tabloid. En effet, il profite d'American Death Trip pour gommer plusieurs défauts de son premier-né, à commencer par le personnage de Kemper Boyd. Quarantenaire tout aussi cynique mais moins intéressant que Littell et Bondurant, Boyd était abattu en fin de premier livre, pour se faire remplacer par Tedrow, dont la naïveté toute relative apporte une bouffée d'air frais au récit, ainsi qu'une bonne dose de dynamisme grâce à sa famille dysfonctionnelle, minée par le racisme et le crime. "Hais avec discernement", telle est l'antinomie proférée ad nauseam par le père Tedrow à son rejeton.


Deuxième point important, d'ailleurs : la dimension raciale d'American Death Trip, avec son focus sur les tensions entre Noirs et Blancs au tournant des années 60, et notamment l'ombre planant toujours sur les liens douteux entre FBI et KKK. L'anti-communisme paranoïaque de Hoover lui fait voir un agent subversif en chaque Afro-américain décidé à se battre pour ses droits, thème hélas toujours vivace un demi-siècle plus tard dans l'Amérique trumpienne. Ces relents d'actualité confèrent une dose supplémentaire de tragédie à ce deuxième volet de la trilogie.


Enfin, s'il ne parvient toujours pas à trouver de rythme de croisière (l'année 1967 est survolée à grand renfort de coupures de presse), Ellroy maîtrise bien mieux les codes du genre épique, en limitant notamment l'essentiel de l'action à trois lieux : Dallas en première partie, puis l'enfer du jeu de Las Vegas et celui des jungles vietnamiennes par la suite. À noter également que son style d'écriture, s'il conserve tout son punch si caractéristique, se fait parfois plus mélancolique, plus introspective et moins gimmicky, impression peut-être aussi due à l'immense travail du nouveau traducteur Jean-Paul Gratias.


En parlant de français : notons les caméos sympathiques de l'éditeur de Rivages Noirs et ami d'Ellroy, François Guérif, et du romancier François Mesplède en mercenaires Laurent Guéry et Jean-Philippe Mesplède (car qui n'a jamais rêve d'être croisé avec Johnny Halliday, je vous le demande ?) respectivement.


Pour conclure, American Death Trip est tout ce que son titre vous promet : un pavé encore plus monumental que son prédécesseur. Il peut d'ailleurs être lu sans ce dernier, même si l'on y perdrait un peu. Une nouvelle fois, la dimension humaine de ce récit aussi oppressant qu'épique n'est jamais bien loin, tant est toujours aussi grande l'empathie d'Ellroy pour ses personnages de criminels en quête de rédemption, rouages d'une machine institutionnalisée, qui n'a pas fini de dévorer ses propres enfants au nom du Dieu Dollar.

Szalinowski
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le 29 mars 2020

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