Beaucoup de critiques parlent de déception, même celles qui octroient une note positive au livre. Alors, je sais qu'on ne rentre pas beaucoup dans les détails d'ordinaire, mais là il y a quelque chose que je ne comprends pas. Et à partir de maintenant, je ne vais parler qu'à ceux qui ont lu le livre.
Vous vous attendiez à quoi exactement? A un Ragnarök en bonne et due forme? A une grande bataille intergalactique comme on aime chez Marvel et comme la malheureuse couverture poche le suggère?
Allons! Voyons! Ne me dites pas que vous n'avez pas compris!
Rappelez-vous. Toute l'histoire est une arnaque organisée par Odin et Loki. Et vous vous dites, tiens, l'auteur, lui, le Grand Narrateur, il est honnête avec moi. Sans blague. Il attire votre regard sur sa main pleine de dieux et de mondes parallèles. Mais ne me dites pas que vous n'avez pas vu ce qu'il fait avec son autre main. Il le fait devant vous. Il raconte une vieille histoire humaine, tout comme il vous amuse avec une vieille histoire mythologique.
Vraiment, il faut que j'explique? Que je fasse mon mec qui lit mieux? Vraiment? Allons-y.
Gaiman raconte un deuil. Tout comme Camus dans L'étranger, il nous montre un personnage dénué de volonté personnelle forte comme de prénom, prêt à suivre n'importe qui (c'est la source de son surnom, antérieur au deuil), mais, comme Meursault, résistant, étonnant les autres par son manque d'étonnement. Et rappelez-vous. De qui Ombre porte-t-il le deuil? De sa femme, certes, mais aussi de sa mère, morte tandis qu'il lisait à ses cotés, et de son père, qu'il n'a jamais connu. Tout le parcours d'Ombre peut être lu comme le parcours symbolique de qui explore le deuil et s'en sort. La pendaison à l'arbre et l'apaisement auquel elle mène marquent la résolution du deuil. C'est une histoire personnelle, à côté de l'affrontement cosmogonique.
A partir de là, Ombre ne peut échapper à son rôle que par la déception. La suite de fausses fins que constituent l'arrêt de la bataille et les diverses visites aux personnages laissés en chemin est une façon pour Neil Gaiman de tout résoudre tout en montrant que rien n'a de fin, qu'il n'y a pas d'apothéose. En termes banals, que la vie continue.
Je me le suis demandé tout au long du livre, mais non: je ne crois pas qu'on ait avec American gods un énième cas de récit fantastique donnant le choix entre le surnaturel et le psychiatrique. Les deux récits se superposent. J'ajoute qu'on peut aussi lire l'errance des personnages dans l'espace des États Unis comme une histoire paradoxale du pays, selon une réflexion assez semblable à celle d'Anima de Mouawad (dans mes lectures récentes, mais je sais que cette idée n'est pas neuve), comme si l'Histoire du pays qui n'aime pas les Dieux était avant tout sa géographie. J'ajoute que, dans beaucoup de passages, les personnages eux-mêmes (Ombre bien sûr, mais pas seulement) disent qu'ils ne se sentent pas dans la bonne histoire, et que de légers détails (comme le rôle de narrateur de Thot) laissent imaginer d'autres perspectives encore sur le récit. Mais aucune de ces lectures possibles ne vient troubler la lisibilité de l'aventure d'Ombre; c'est une grande qualité, mais c'est aussi ce qui permet l'insatisfaction.
Bref.
Évidemment, si on lit American gods en ne regardant qu'une main, en ne lisant que le récit "fantastique", hé bien on laisse tomber beaucoup de passages, on trouve que l'action traîne, on regrette que l'univers des Dieux soit bien peu charpenté, et surtout on est pris dans la déception liée au refus de l'apothéose finale. Par contre, si on regarde l'autre main, et comment elle permet de doubler systématiquement le sens de chaque scène... et tout ça sans aucune lourdeur, l'air de rien, et surtout sans que ce soit cryptique, puisqu'il manipule à vue...