Je possédais tous les attributs d'un être humain - le chair, le sang, la peau, les cheveux -, mais ma dépersonnalisation était si profonde, avait été menée si loin, que ma capacité normale à ressentir de la compassion avait été annihilée, lentement, consciemment effacée. Je n'étais qu'une imitation, la grossière contrefaçon d'un être humain. Seul un recoin obscur de mon cerveau fonctionnait encore. Quelque chose d'horrible était en train d'arriver, et je ne pouvais déterminer quoi, je ne pouvais arriver à poser le doigt dessus. S'il fallait résumer en une seule citation American Psycho de Bret Easton Ellis, cette phrase serait parfaite. En effet, Patrick Bateman est le produit parfait de la réussite libérale des années 80 : il a un travail qui lui apporte une grande richesse, il a une musculature développée, une beauté formidable, il fréquente les lieux à la mode de New York, il couche avec des jolies filles et possède énormément. Pourtant, une partie de sa personne (réelle ou imaginaire ? Là est toute l’ambiguïté du livre), masquée derrière de beaux habits, revêt une inhumanité déconcertante : il tue, torture, viole et ce sans aucune sorte d'empathie. Derrière un speech qui reprend une des obsessions de l'époque qui est le serial killer, c'est un portrait de l'homme moderne, le citadin libéral, le métrosexuel qui tout en masquant par une superficialité efféminée sa sauvagerie naturelle qui prévaut. C'est également un portrait d'une société consumériste d'hyper-libéralisme qui crée des monstres d'égoïsme centrés sur eux-mêmes qui votent républicain, qui sont passionnés par Donald Trump (tiens donc ?) et qui provoquent les mendiants en leur secouant un billet d'un dollar sous le nez sans le leur donner. Finalement, c'est également un essai sur la pulsion : qu'elle soit sexuelle ou meurtrière, celle-ci, quand elle habite certains esprits malades de notre siècle, ronge la civilisation, la morale, s'auto-nourrit et devient de plus en plus irrépressible et sans aucune pitié.
La civilisation américaine et libérale accouche de monstres. Evidemment, le livre vient apporter une hyperbole extrêmement violente, parfois injuste, de la sauvagerie, de la dépersonnalisation, allons-plus loin, de la déshumanisation de l'homme moderne. Ce dernier est hors-sol, il se caractérise par ses possessions, son métier, son argent et il ne s'ancre dans aucune tradition. Il est obnubilé par lui-même, par sa carrière, par les gains de son travail et de son capital. Il habite la ville et a une sainte horreur de la province. Il se fout des autres, des pauvres, des laissés-pour -compte. "Chacun mérite ce qu'il a" pensent-ils et ils perdent toute empathie et toute morale. Cette sauvagerie, cachée derrière les épilations, les UV et la musculation, se niche dans ces hommes là et c'est, ce me semble, ce qu'a voulu exprimer Bret Easton Ellis par cette parabole horrible, insoutenable souvent de l'Homme. Pat Bateman est un homme libéral par excellence, dans sa vie sociale il est interchangeable avec les autres. Il ne se caractérise pas par une personnalité, mais par ses vêtements. Tout à chacun se confondent les uns les autres et se reconnaissent socialement par leurs façons de paraître et de posséder. Il n'y a aucune conviction, aucune pensée dans leur façon de vivre, de sortir et de faire la fête (on croit reconnaître dans ces soirées celles des jeunes générations qui sortent par habitude et en reviennent avec le goût amer du rien dans la bouche). Obsédés par leurs apparences, par le nombre de putes qu'ils baiseront, par les lieux qu'ils fréquenteront et le fric qu'ils gagneront. Ils dépensent, ils consomment, ils ne produisent rien et se contentent de manger des plats sophistiqués faits par d'autres sans les finir. Ce sont des merdes absolues. Pourtant, ils sont l'aristocratie de notre société. Ils sont dans l'anomie (telle que définie par Durkheim) totale, ils souffrent de leur vacuité, de leurs pulsions animales qu'ils tentent de cacher derrières leurs pommades et ils sont malheureux. Je n'oublierai jamais la conversation entre Bateman et sa secrétaire Jean, le seul personnage humain du livre et qui nous laisse foi en le monde. L'Histoire est en train de sombrer dit le narrateur, la civilisation s'écroule, il a tort car elle se fonde sur la superficialité des ces hommes, qui ne sont plus tout à fait des hommes.
Parlons du style. Je ne suis pas un grand fan de l'écriture de Bret Easton Ellis et il est vrai que a part American psycho, je n'aime aucun de ses livres. Ce n'est pas parce qu'il dit quelque chose de vrai qu'il n'accède pas parfois à une sorte de facilité. Pourtant, il est vrai que le parti-pris du livre, la façon de décrire les personnages par ce qu'ils portent, les lieux par ce qui les habitent, la montée en puissance de l'horreur le tout sur un champ lexical à la fois cru et banal rendent le livre percutant. Le style peut sembler ingénieux et en réalité il est assez lourd et il faut parfois prendre de l'aspirine pour finir une page. L'auteur a tendance à confondre un style original et un style déstructuré. Il faut saluer les beaux dialogues assez truculents. Quoiqu'il en soit, c'est le seul livre réussi de cet auteur et il faut le saluer car il est particulièrement "vrai' dans sa critique des Etats-Unis de Ronald Reagan. Les personnages sont délibérément cités de manière ininterrompue pour que comme eux, on ne sache les distinguer les uns des autres. On est parfois saoulé, et à raison, par l'avalanche de marques et l'inflation de descriptions superficielles. Qu'importe, il nous rappelle à notre condition et nous invite à vivre autrement et à se battre pour un autre système qui remet l'Homme au centre dans un collectif et non dans l'individu. Quant aux scènes sexuelles et sanglantes, souvent mélangées ce qui est particulièrement poignant et pertinent, elles sont réussies et originales, l'auteur réussit presque à les rendre banales. Cependant, on ne peut nier que des ambiguïtés particulièrement géniales nous laissent à penser quelques fois à une forme de rêve, de cauchemar et de fausseté mais cela est sans doute marginal. C'est un livre qui indiscutablement est un classique contemporain.