Pour son troisième roman, Chimamanda Ngozi Adichie explore les thèmes de l'exil, du déracinement, de la négritude et des identités plurielles. L'écriture agile et percutante se déploie dans de courts passages où l'auteur combine prose, dialogues et billets de blog. Notamment au travers de la protagoniste Ifemelu, une Nigériane de classe moyenne qui émigre dans le New Jersey pour poursuivre ses études à l’Université de Princeton, laissant derrière elle sa famille et son grand amour, Obinze, qui espère la rejoindre au plus vite.
Le récit s'ouvre sur la préparation du voyage de retour d'Ifemelu dans son pays natal après avoir passé une quinzaine d’années aux États-Unis. Il se termine par son retour à Lagos, mue d’une nouvelle identité, celle d'une "Americanah", le nom donné au Nigeria aux enfants prodigues qui reviennent au pays après avoir passé quelque temps aux États-Unis.
Une grande partie du roman se déroule dans un salon de beauté où Ifemelu attend que les coiffeurs lui fassent des tresses. Les cheveux jouent un rôle central dans l'œuvre de Chimamanda Ngozi Adichie et fonctionnent comme une métaphore de la racialisation des femmes afro. Aux États-Unis, Ifemelu réalise pour la première fois que son identité est adjointe à la couleur noire de sa peau et à quel point le racisme est structurel dans la société américaine. À mesure qu'elle prend conscience de son statut de femme racisée, la réflexion sur les cheveux des femmes afro prend un tournant de plus en plus politique. Ifemelu comprend la signification de ce que l'on appelle dans la communauté latino-américaine le "bad hair", c'est-à-dire le dédain pour les cheveux crépus et l'impossibilité pour les femmes afro de garder leurs cheveux naturels. L'imposition du défrisage et d'autres opérations longues, douloureuses et coûteuses sur les cheveux sont des formes de discipline du corps féminin que la protagoniste remet en question.
« Vous devriez demander à Beyoncé, de nous montrer juste une fois à quoi ressemblent ses cheveux lorsqu'ils poussent sur son crâne ! »
Ifemelu comprend que ces sujets de société latents mais silencieux sont porteurs de forts enjeux et suscitent des réactions, positives comme négatives, des différentes strates sociales et communautés actives. Elle décide, alors qu’elle est en proie à de grandes difficultés financières et psyschologiques, de publier un blog – Raceteenth- dont le sous-titre est "Diverses observations sur les Noirs américains par une femme noire non américaine", dans lequel elle dénonce robustement les tabous dont est parsemée l'apparente normalité des relations interraciales.
« Cher Noir non Américain, quand tu fais le choix de venir en Amérique, tu deviens noir. Cesse de discuter. Cesse de dire je suis jamaïcain ou je suis ghanéen. L'Amérique s'en fiche. »
L'irrévérence souvent amusante des articles d'Ifemelu et les différentes rencontres qui lui a été donné de faire lui ouvrent petit à petit des portes dans la société élitiste du pays, ainsi qu’un emploi d'un grand magazine. Tout semble aller pour le mieux pour elle, car sa vie privée s'enrichit elle aussi de sa relation avec un homme qui l'adore pour ce qu'elle est et ce à quoi elle ressemble, l'afro-américain Blaine, professeur à Yale. Mais Ifemelu finit par se sentir incomplète, agitée. Elle sent qu'elle n'est plus à sa place dans ce pays que tant de ses compatriotes vénèrent pourtant. Elle doit faire son chemin de retour, rentrer chez elle à Lagos et renouer avec ses racines, en gardant l'espoir d’y retrouver Obinze, son amour de jeunesse, lui aussi transformé, et même dérouté, par son expérience en Angleterre, pour des raisons peu ou prou similaires.
Si le regard de Chimamanda Ngozi Adichie sur les États-Unis - et l'Occident en général - est caustique et perspicace, celui qu'elle porte sur son pays d'origine et ses élites semble beaucoup plus indulgent, bien qu’également teinté d’un relatif criticisme.
« Le plus gros problème dans ce pays, ce n’est pas la corruption. C’est qu’il y a une quantité de gens qualifiés qui ne sont pas où ils devraient être, parce qu’ils refusent de lécher le cul de qui que ce soit, ou qu’ils ne savent pas quel cul lécher, ou encore qu’ils ne savent pas lécher un cul. ».
Le récit laisse notamment transparaître les tensions sociales et ethniques du Nigeria, qui sort tout juste de la douloureuse guerre du Biafra, déjà brillamment retranscrite par l’auteure dans son premier roman L’autre moitié du Soleil (voir ma critique ici).
Un regret peut émerger du fait qu’Americanah se concentre uniquement sur les classes moyennes prospères d'un pays émergent qui ne connaissent ni la pauvreté ni le racisme dans leur propre pays. Le lecteur peut donc être légèrement frustré de ne trouver cette fois que peu de nuances dans le portrait du Nigéria, tout comme un manque de mise en perspective du fonctionnement sociétal nigérian par rapport à celui qui opère aux Etats-Unis.
Cela n’enlève en rien le plaisir que procure la lecture de ce roman, à condition d'être intéressé par le sujet de l’afro-féminisme, et préférer lire un roman qui traite le sujet plutôt qu’un essai.