L'Art de perdre
8.2
L'Art de perdre

livre de Alice Zeniter (2017)

L'Art de perdre : le roman générationnel qui a tout bon

Ce roman d’Alice Zeniter porte un titre inspiré du poème l’Art dans lequel la poétesse américaine Elizabeth Bishop médite sur la perte de ceux qu’elle aime. Le poème commence par des pertes anodines – ses clés, la montre de sa mère – avant d’aborder les déchirures plus pathétiques de la perte d’un pays ou d’un être aimé.

L’Art de perdre nous plonge en Algérie dans les années 1940, dans les montagnes de Kabylie, en terre berbère, plus précisément. On apprend à connaître Ali, un garçon du village qui trouve un beau jour une presse à huile dans la rivière où il a emmené ses frères se baigner, amenée à lui par la chance, ou plutôt par le Mektoub. Ali deviendra l'homme le plus riche et le plus respecté du village, construira une grande famille et réussira à surmonter les traumatismes de la 2ème guerre mondiale qu'il a menée aux côtés des Français.

C'est pourtant sa proximité avec les colonisateurs - quelques pieds noirs - qui lui a coûté l'inimitié du Front de libération nationale (FLN) qui, après une longue lutte et après trop de morts, a réussi à gagner en 1962 la nouvelle indépendance de l’Etat d’Algérie. Ali se retrouve donc à son plus grand désarroi de nouveau confronté à la guerre. Du mauvais côté de l'histoire cette fois-ci, il est cruellement contraint de devoir apprendre à toute vitesse l'art de perdre. Forcé par les menaces de mort constantes dont il est l'objet, il part avec sa femme Yema et ses enfants pour la France, où il troquera ses vêtements de riche propriétaire terrien contre ceux de l'étranger immigré. En Algérie, il sera désormais considéré comme un traitre à la nation, un « harki ».
"Il faut être fou pour s'opposer au torrent. Mektoub. La vie est faite de fatalités irréversibles et non d'actes historiques révocables. »

Ce n'est qu'un avant-goût de l'histoire, car le récit est une bifurcation continue, voire une trifurcation. Il y a trois protagonistes : Ali, Hamid et Naïma, respectivement grand-père, père et fille. Trois générations différentes, trois façons de façonner et comprendre leur propre identité. Kabyle, Algérien et/ou Français ? Chacun d'entre eux aura de plus en plus de mal à entrer dans l'une de ces catégories ethniques en raison de leur histoire familiale, et des nouveaux cercles de vie qui s’ouvrent à eux. Il devient impossible de trouver une désignation qui leur convienne. La confusion est aussi parfois alimentée par les Occidentaux qui pensent qu'ils sont simplement des Arabes, comme s'il s'agissait d'un adjectif extensible qui éclaircit toute zone d'ombre ou toute nuance.
Pour Alice Zeniter, elle-même petite fille de « harki », la nationalité est une notion dont les couleurs et contours changent constamment. Il n'est donc pas surprenant que le livre soit si nuancé et de facto si riche en analyses et mises en perspectives. Tous les angles et profils sont abordés, parfois de manière acide, parfois caustique, souvent empathique. Citons par exemple les Français tombés dans le piège hobbesien qui les rend xénophobes et parfois violents, les Français bienveillants mais maladroits qui ramènent sans cesse les individus à leurs (parfois lointaines) origines africaines, les Algériens émigrés dépassés par la barrière de la langue qui traversent la vie à la marge de la société, les descendants d’émigrés comme Mohammed qui se construisent une image d’Algérien en France sans jamais avoir mis les pieds dans le pays de ses parents, et tant d’autres qui laissent la peur de l’autre altérer leurs comportements.
« Le racisme est d'une bêtise crasse. Il est la forme avilie et dégradée de la lutte des classes, il est l'impasse idiote de la révolte. »

Ce roman m’a beaucoup rappellé ceux de Gabriel Garcia Marquez dans la mesure où il montre sans détours le changement progressif de valeurs qui se produit entre générations au gré des évolutions familiales et sociétales. Si Ali accepte son nouveau rôle dans la société française, celui d’un ouvrier parmi tant d’autres, avec la résignation qui vient de sa foi dans le Mektoub, Hamid, son fils aîné, veut s’évader de cette trajectoire qu’il imagine toute tracée. Il ressent très fortement le poids de son passé familial et tente de s’en affranchir, en réinventant une identité française progressiste, sans aucun rapport avec l'Algérie, un pays dont il ne veut parler à personne et dont il ne garde que des souvenirs d'enfance qu'il veut probablement oublier. Au contraire, sa mère et son père recréent dans leur trop petit foyer une Algérie illusoire - faite de tissus et de métaux qui ont survécu à leurs vies antérieures - la seule Algérie à laquelle ils pourront jamais retourner, percevant la France et sa langue comme hostiles et irrémédiablement étrangères.
"Ils ne veulent pas du monde de leurs parents, un petit monde qui va de l'appartement à l'usine (...) un monde qui n'existe pas parce que c'est une Algérie qui n'existe plus ou qui n'a jamais existé, recréée en marge de la France. Ils veulent une vie complète, pas une survie. Et surtout, ils ne veulent plus avoir à dire merci pour les miettes qui leur sont données".

Enfin, il y a Naïma, une des 3 filles de Hamid et de son épouse Clarisse. Naïma vit dans un présent confus et précaire. Elle ne se sent pas considérée totalement française parce qu'elle porte une peau teintée qui la ramène fréquemment à une condition de fille d'immigrés arabes. Pourtant elle ne connaît rien du pays de ses grands-parents. A ses désirs d’éclairages, son père lui oppose un silence buté. Naïma en est réduite à remonter seule le cours de l’histoire familiale. Héritière sans patrimoine, c’est dans les archives et sur Internet qu’elle analyse ce mot, « harki », que les concernés et même encore leurs descendants portent comme un fardeau. Elle en vient à s’interroger sur sa propre identité, doit-elle être considérée ou est-elle considérée comme une harki? Elle comprend vite que si on laisse le soin aux autres de vous raconter votre histoire, il y a de grandes chances pour que le récit soit erroné. Elle décide donc de reconstituer les origines de sa famille, en entreprenant un voyage qui la mènera en Kabylie, engageant une rétrospective sur sa généalogie, sur les raisons qui l'ont conduite en France. Mais peut-être est-ce aussi sa façon de comprendre que les nouvelles générations n'ont peut-être plus de points fixes et qu'elles ont besoin de bouger, non pas en reproduisant les schémas ancestraux, mais en allant de l'avant.
« Ce qu'on ne transmet pas, ça se perd, c'est tout. »

Pour conclure, il convient de saluer le style d’écriture d’Alice Zeniter, érudit et fluide à la fois. Je ne la connaissais pas mais je vais assurément me plonger dans ses autres œuvres. Surtout si elles sont aussi documentées, avec le même capacité à restituer au lecteur l'intériorité complexe de ses protagonistes. On en redemande.

« Le silence n'est pas un espace neutre, c'est un écran sur lequel chacun est libre de projeter ses fantasmes. »

Pierrochepeau
8
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le 14 févr. 2021

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Pierrochepeau

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