Julia Deck joue toujours avec la situation narrative. C'est son pli. Ses narratrices sont parties prenantes de l'histoire, leur subjectivité façonne des phrases n'offrant qu'une interprétation de ce qui leur arrive. A chaque fois, le revers de cette interprétation génère de l’ombre, des mystères à partir desquels Deck compose ses romans.
Au contraire des narrateurs de beaucoup d'écrivains contemporains, les siens ne sont vraiment pas tout puissants. Leur perception est circonstanciée, intéressée, parfois biaisée, et c’est de là qu’elle écrit. Chez Deck, les angles morts fourmillent de vie.
C’est une situation très particulière d’espérer les progrès d’une personne dont on espère aussi la mort. C’est une situation intenable, à laquelle il vaut mieux ne pas penser. La narratrice, qui est pour la première fois dans l’œuvre de Deck l’autrice, admet en deuxième phrase son effort de ne pas penser à certaines choses, de ne pas tout voir, et la puissance d’évocation de la première phrase est décuplée.
Notre œil s’est habitué à la pénombre. Deck nous apprend à préférer l’indécision à la certitude comme elle-même aurait appris à frayer avec l’opacité de sa mère et de sa famille. Elle nous apprend à apprécier la sienne, on l’imagine impossible à totalement cerner, comme l’était, dès son premier livre, Viviane Elisabeth Fauville.
L’impression que l'incertitude génère une profusion tient dans la capacité de Deck à donner des informations suffisantes pour s’interroger sans écarter l'ensemble des suggestions produites par cette incertitude. Dès le chapitre 2, Deck fait mention d’une phrase qui aurait déclenché une révélation. Elle n’est précisément délivrée qu’à la fin du livre et pourtant, lecteur, on a l'impression de la connaître avant de la lire.
Tout le récit est agencé pour que cette incertitude nous taraude, qu’elle s’élucide un peu, progressivement mais incomplètement. Elle travaille le texte par en dessous mais à la fin ne le résoudra pas, du moins pas totalement. Encore plein de possibles dans la pénombre.
Ses livres précédents produisaient cet effet. Mais dans Ann d'Angleterre le matériau est autobiographique. La réserve et la rigueur nécessaires pour laisser autant de place à ce qu’elle sait de ce matériau qu’à ce qu'elle en ignore m'ont pris aux tripes.
Les évocations d’un personnage très secondaire, Madeleine, illustrent la puissance de cette réserve. Madeleine est abordée rapidement, on sait qu’elle n’a théoriquement rien pour s’entendre avec Ann et Julia mais si, on ne saura pas trop pourquoi mais elle leur a toujours témoigné un indéfectible soutien. Chapitre 20, on lit que Madeleine a pris conscience de ce qu’elle est devenue, une femme vive irrémédiablement tombée dans la dépendance. Elle s’égare dans le délire et meurt en avril grâce à la loi Leonetti, qui proscrit l’obstination déraisonnable. En deux phrases on apprend sa mort et devine plein de choses sur cette femme qui n’aura été que mentionnée. Quelques lignes plus tard, lorsque la narratrice, son père et sa mère disent adieu à Madeleine parmi les tulipes et les jonquilles ivres de vie sous l’averse de printemps, on prend la mesure de l’hommage, le parallèle entre la mort et la vie riche du printemps n’apparaît pas du tout éculé. Au contraire. Il nous saisit, en passant.