Challenge ABC 2013 – 2014
6/26
Quel trouble m'envahit à l'heure d'écrire ce billet !
J'ai lu le premier tome cet été alors que je voyageais en Russie, notamment à Moscou où j'ai pu visiter la maison où Tolstoï s'était retiré avec sa famille, ayant atteint la cinquantaine. Je n'aurais pu souhaiter meilleures conditions pour me plonger dans ce monument de la littérature que je pensais naïvement connaître mais dont, en réalité, on ne m'avait révélé que la partie émergée. Je viens d'achever le second tome et mon émotion est grande. « Anna Karénine » est une grande fresque romanesque comme seuls les Russes savent en écrire, c'est-à-dire en y mêlant de manière totalement inextricable toute la passion, la poésie et le spleen de l'âme slave.
Anna Karénine, bien qu'elle donne son nom au roman, n'est en rien son pivot, c'est du moins mon point de vue. « Anna Karénine » trace la destinée de trois couples : Anna et Vronski, Kitty et Lévine, Stépane et Dolly. Les deux premiers de ces couples forment comme la double hélice d'une chaîne d'ADN unie grâce au troisième. Ils sont parfaitement indissociables les uns des autres ; leurs destinées sont étroitement liées, que ce soit par les liens du sang, les relations sociales ou les sentiments. Parce qu'ils sont trinitaires et indivisibles, ces trois couples vont évoluer ensemble, compter les uns sur les autres et se « nourrir » des uns des autres ; c'est pourquoi Tolstoï a décidé de les aborder ensemble, de front, dans une intermittence narrative ponctuée de croisées de chemins. Ce choix peut, je le conçois, perturber le lecteur en semblant alourdir sa lecture.
La lecture d'une telle oeuvre, je vais être parfaitement honnête, peut quelquefois sembler bien poussive quand l'intérêt de l'auteur s'attache aux personnages qui suscitent chez le lecteur le moins d'intérêt. Mais il faut pardonner au grand auteur qu'est Tolstoï et chercher à comprendre, à assimiler et à accepter qu'un auteur russe ne peut pas s'empêcher d'écrire non pas un roman sur la vie de quelques personnages russes mais un roman sur la société russe dans laquelle évoluent quelques personnages. La Russie est toujours le coeur d'un roman russe ; elle en est toujours le personnage principal et l'on retrouvera ces mêmes fausses digressions et vrais plaidoyers sur l'économie, la politique et les cultures russes chez Dostoievski, Pouchkine, Tourgeniev ou Pasternak, pour ne citer quelques uns de ces grands hommes de lettres qui ont tenté de coucher sur le papier un peu de l'âme russe, celle-la même qui échappe depuis des siècles avec ténacité à tout carcan identitaire, résolue à vivre uniquement dans le coeur des Slaves, notamment par leur folklore et leur poésie.
Revenons à nos couples et passons rapidement sur le synopsis. Anna Karénine est une femme du monde, de la haute société, mariée sans amour et mère de Sérioja. Cette femme, jeune encore, va connaître une grande passion auprès du comte Alexei Vronski, homme riche, libre de toute attache, passionné et lui aussi très épris. Lévine, quant à lui, est un « gentleman farmer » qui n'aime pas Moscou, un vrai rat des champs. Amoureux de la jeune et jolie Kitty, elle-même courtisée par Vronski avant qu'il ne s'éprenne d'Anna, Lévine est un homme torturé, perpétuellement en quête d'idéal, voulant vivre en équilibre et en toute justice avec le monde qui l'entoure mais se connaissant si mal et connaissant l'existence si superficiellement qu'il est emprunté et gauche dans quasiment toutes ses entreprises et est incapable de gérer ses émotions. Stépane, enfin, frère d'Anna et beau-frère de Kitty, grand ami de Lévine, heureux caractère que rien ne semble pouvoir décourager, éternel optimiste, est marié à Dolly, une femme patiente et résignée et dont l'affection pour son époux ne se mesure qu'à l'aune de sa dépendance sociale.
Bien que mon personnage favori soit loin d'être Anna ou Lévine mais bien Stépane (Stiva) sur qui je pourrais développer une thèse dont l'introduction seule aurait le don de vous faire bâiller, je vais seulement vous parler d'Anna. Combien exaspérante et égoïste peut paraître cette héroïne et pourtant, quel courage et quelle beauté renferme son âme. Courage du choix dramatique qui change sa vie, qui la plonge dans une situation désespérante ; beauté de l'amour qu'elle porte à celui auquel elle sacrifie toute son existence.
Anna est généralement jugée égoïste et cruelle. Moi non plus, à la base, je n'ai pas d'affection particulière pour elle et pourtant, me remettant dans le contexte de cette haute société russe de la fin du XIXème siècle, toute pétrie des codes de conduite occidentaux, je ne peux qu'être admirative du courage qu'il lui a fallu pour se séparer de son époux, renonçant ainsi à sa position sociale, se condamnant à une vie de recluse, se forgeant une réputation indélébile de « femme de mauvaises moeurs ». Traitée en pestiférée par ses cercles, Anna aura peu à peu le sentiment déprimant d'avoir tout donné pour n'être finalement que la dupe « d'un amour qui finit et laisse place à la haine ». Rejetée, doutant de tout et de tous, à commencer par elle-même, Anna, tel un oiseau au ramage sublime, aura voulu prendre son envol, aura cru à la liberté pour choir lamentablement, liée à la réalité de sa condition par le fil invisible de la morale bourgeoise. En un temps où renoncer à son enfant ne signifiait pas convenir d'une garde alternée mais véritablement abandonner la chair de sa chair, en un temps où la bienséance imposait le diktat permanent de l'hypocrisie, en un temps où la femme ne pouvait agir que dans le cadre de la dépendance à autrui, mari ou parents, Anna a osé rêver qu'elle pouvait vivre pour elle-même et se réaliser. Sa vie fut un leurre.
L'histoire d'Anna, comme celle de Lévine, comme celle de Dolly, comme celle de tous les protagonistes de ce magnifique roman, se résume à une quête. Quête du bonheur, mirage parmi les mirages, mal défini, indéfinissable et aussi difficile à atteindre qu'à se le représenter. D'espérances en désillusions, de jouissances en épreuves, d'amours en désamours et de grandeurs en décadences.