La Vérité. Si la Vérité a de l'importance pour vous, ce roman est ce qu'il vous faut, sinon passez votre chemin.
Anna Karénine est construit autour d'une opposition centrale : d'une part le couple de citadins à l'avenir sombre qui se fonde sur l'adultère de Anna commis avec Vronski, d'autre part l'honnête couple champêtre où règne l'entente de Lévine et Kitty.
Cette opposition et ces personnages nous sont présentés d'une façon très similaire à celle que l'on peut retrouver chez un Zola. J'entends par là un traitement réaliste de l'œuvre, une structure extrêmement soignée et maîtrisée, une narration très linéaire, des personnages très symboliques et lourds de sens qui sont façonnés par leur milieu social.
Le tout dans un style très froid, lapidaire, qui va droit au but. On peut trouver ce type de style ennuyeux, lourd peut-être, mais on ne peut pas nier qu'il est le style parfait pour l'objectif de Tolstoï. En effet, le meilleur moyen d'exprimer la vérité c'est d'être limpide.
Cette volonté de vérité de Tolstoï est très positive quant au traitement des personnages, car elle permet d'inclure beaucoup de faits psychologiques très pertinents -- que beaucoup n'avoueraient pas --, ce qui les rend plus crédibles et intéressants.
La vérité, la vérité, mais à quel propos ? C'est là le point le plus important et qui justifie la lecture : la vie concrète et le sens de celle-ci tout simplement (il me semble que c'est un sujet qui concerne beaucoup de monde).
On voit exposer à travers le personnage de Lévine (double de Tolstoï), partant d'une vision matérialiste, voire nihiliste, une quête de sens qui mènera à des réflexions sur la religion, la philosophie, la politique, pour aboutir à une sorte de vision rousseauiste du christianisme quant à religion, et une sorte d'anarcho-pacifisme pour ce qui est de la politique.
C'est un grand plaisir que de suivre d'une façon très claire toutes les étapes de l'évolution des réflexions du personnage, et ce peut-être une très bonne base pour nous-mêmes nous questionner, d'autant plus que les sujets sont toujours d'actualité.
À travers Anna se fait une critique de la société russe, accusée de produire des femmes poussées à tromper leur mari et vivre dans le mensonge de l'adultère; mensonge vivement critiqué tout du long, le couple heureux et fonctionnel de Lévine et Kitty se fondant au contraire sur la communication, la vérité, et le pardon !
D'un côté, Anna, une femme poussée à l'adultère, de l'autre, le thème de la religion. La question de la responsabilité morale de Anna se pose donc fatalement. Tolstoï condamne ses agissements c'est évident, les valeurs chrétiennes ne peuvent que réprouver ce type de comportement, mais là où cela devient subtil et très intéressant c'est qu'il est très dur d'en vouloir à Anna. Tout d'abord, elle est déterminée par la société qui l'a mise avec un mari qu'elle n'aime pas, elle a le désir d'aimer (de vivre) en elle et n'y peut rien, elle a fait une rencontre fortuite et a eu un coup de foudre, et n'a aucun contrôle sur certains instants décisifs. Tolstoï nous indique d'ailleurs très clairement au travers d'un autre personnage que tout le monde ne peut pas bien agir.
Levine sentit qu’au plus profond de son âme, son frère Nicolas, en dépit de sa vie dissolue, n’était pas pire que ceux qui le méprisaient. Ce n’était pas sa faute s’il était né avec un tempérament tempétueux et un esprit dérangé. Il avait toujours souhaité faire le bien.
Le personnage d'Anna est bien plus flou que Nicolas, nous ne sommes jamais vraiment sûrs du moment qui a tout fait basculer et s'il avait pu en être autrement.
Mais Tolstoï -- il me semble -- nous donne quelque chose de bien plus important que l'accusation ou la disculpation de Anna : il nous donne tous les éléments pour la comprendre et lui pardonner, et à travers ceux-ci un message qui appelle à la tolérance et l'amour du prochain.
Mais il ne faut pas se méprendre, la pensée de Tolstoï ne se résume pas à "Nous sommes déterminés". Il nous montre grâce au personnage de Lévine que l'on peut tendre à se créer de meilleures conditions de vie, qu'il faut travailler chaque jour à s'améliorer, chercher la vérité de toutes ses forces, s'efforcer de faire le bien et d'être dans le vrai avec notre entourage. À aucun moment il ne sera dit que tout ceci est simple, au contraire, il ne nous promet pas un bonheur idéal qui tomberait du ciel, le propos reste toujours ancré dans le concret, ce qui le rend de fait pertinent. Et ce qui est génial est que la fin du livre nous révèle que Lévine lui-même a été conditionné dans cette voie, tout autant que Anna, et je ne peux m'empêcher de penser que ce livre est pensé pour avoir une influence positive sur ceux qui le liront.
On reconnaît là tout le génie de Tolstoï qui par la très bonne construction de son roman et de ses personnages nous fait comprendre de nombreuses choses.
Mon seul regret est que Anna Karénine est un livre très froid qui ne produit pas énormément d'émotions, j'aurais aimé ressentir plus profondément ce qui est décrit, comme la détresse causée par le vide de sens de Lévine, ou le mal être de Anna par exemple. Reste que ce roman a une structure impeccable, qu'il nous propose des personnages très intéressants, est d'une lecture très aisée, qu'il aborde des sujets universels d'une façon très pertinente, et pour ces raisons mérite d'être lu. On sera sûrement en désaccord avec Tolstoï sur certains points, mais avec cette profonde volonté de dévoiler la vérité, cela lui permet d'en montrer beaucoup, et de ne pas camoufler ses erreurs.