Deux catégories d'œuvres que je n'aime pas critiquer: celles que j'ai détestées et les immenses classiques.
Anna Karénine fait, évidemment, partie de la seconde.
Qui suis-je pour écrire quoique ce fut sur les œuvres de l'immense Tolstoï?
Tolstoï nous plonge dans une Russie du XIXème siècle au prise avec ses crises existentielles. La modernisation? l'européanisation? Les réformes agricoles? Les prémices du communisme?. Il nous fait découvrir au fil des pages des questions de politique profondes avec l'exactitude du chroniqueur contemporain et l'universalité du philosophe. Que ce soit via les prises de positions des fonctionnaires ou les réflexions des érudits, rien ne nous est épargné. Mais il ne se contente pas de nous décrire cette vaste Russie et ses interrogations, il nous plonge aussi dans ses différents univers: l'aristocratie moscovite sérieusement politicienne, l'aristocratie pétersbourgeoise légère et hypocrite et la profonde Russie rurale et agricole avec ses aristocraties locales. Par le truchement des personnages et des liens qui les unissent, on est immergé dans ces milieux, au point de savoir les reconnaitre aux premiers mots d'un chapitre. Le milieu est alors une dentelle monumentale, incarnée et complexe.
Ce n'est pas un mystère Tolstoï est le virtuose des personnages. Ils sont complexes, denses, contradictoires et cohérents, mus par des réflexions et des émotions complexes mais d'une logique interne implacable. Je n'ai pu m'empêcher de m'attacher et me projeter dans Lévine, de prendre plaisirs à me poser les mêmes questions métaphysiques sur comment planter le seigle. J'ai pris plaisir à le voir éclore lentement, laborieusement mais avec certitude. J'ai pris plaisir à aimer tous ces enfants. J'ai aimé être attiré par Vronski et le détester. Admirer, mépriser et plaindre Alexis Karénine. Avoir une sympathie fraternelle et compatissante pour Oblonski et Dolly. M'amuser du Prince. Et puis, il y a cette inévitable douleur de voir sombrer Anna dans ce qui relève de la dépression. D'ailleurs, j'ai rarement lu d'aussi juste description de la dépression clinique, c'était saisissant.
Le génie de Tolstoï réside dans une description précise à la fois interne et externe des rouages des personnages, rendant les jugements et les arbitrages impossibles.
Ce qu'on finit par juger, le jugement lui-même et les normes sociales qui s'imposent aux personnages et les contraignent.
Anna Karénine est une expérience de lecture extraordinaire.
Toutefois, je conseillerais de la lire lentement, en prenant le temps, des semaines, des mois si nécessaire. D'abord parce que Toilstoï a un rythme lent et l'expérience est plus belle quand les rythmes de lecture et d'écriture sont synchrones. Ensuite, pour donner toute sa dimension à l'expérience. Laisser ce milieu se déployer pleinement, pouvoir l'apprivoiser. Mais aussi, rendre familier les personnages, apprendre à les connaître, les rendre prévisibles. Il faut du temps pour digérer tous ces éléments et profiter au maximum du génie de Léon.